La Religion
solidité de la tour, il fallut cinq boulets de plus avant qu’elle ne tombe pour s’abattre sur le sol argileux. Le souffle provoqué par la chute attisa la base qui brûlait, et une colonne de flammes grimpa vers le ciel, tandis qu’un rugissement de triomphe des défenseurs noyait les hurlements des derniers malheureux piégés à l’intérieur. Soldats et esclaves noirs survivants fuyaient vers les hauteurs, pendant que les arquebuceros s’amusaient à les tirer comme des lapins. Tannhauser scrutait les collines environnantes et ne prenait pas part à cette joie. Elle ne durerait pas longtemps. Malgré les milliers de cadavres qui se décomposaient au pied des murailles, les hauteurs étaient encore vivaces des hordes du sultan et les étendards accrochés aux croupes de leurs chevaux se dressaient toujours. Pour Mustapha, leur sang n’était que de la pluie pour irriguer les terres du padishah. Un fragment de sourate chanté par un imam dérivait sur le champ de bataille.
« Allah n’a-t-il pas conçu la terre pour qu’elle contienne les vivants et les morts ? »
La puanteur des peaux qui se consumaient et de la chair brûlée retournait l’estomac de Tannhauser. Il n’avait rien mangé de la journée. Plus encore, il était fatigué de ce jeu monstrueux. La force quittait ses membres et ses pieds étaient lourds ; une humeur noire le saisit par la nuque et s’installa derrière ses orbites. Posant son mousquet sur son épaule, il descendit l’escalier. Il vit les maçons retourner dans le tunnel pour restaurer la muraille, et les artilleurs échanger plaisanteries et félicitations en ressortant le canon. La Valette regarda Tannhauser partir. Il ne fit aucun geste, ne prononça aucune parole, et Tannhauser était heureux qu’il en soit ainsi.
Son cœur se languissait des deux femmes, Amparo et Carla, de la douceur de leurs regards et de leurs voix, de cette absence de toute cruauté en elles, de leur tendresse, de leur amour. Il combattait pour protéger ces choses. Le siège était soutenu par une foi aveugle. Seule la foi permettait de supporter une telle horreur. L’amour qui était venu ceindre Mattias était sa seule foi.
Bors le rejoignit et vit son visage.
« Pourquoi es-tu si lugubre ? C’était une réussite et la Religion est à nouveau en dette envers toi.
– Qu’ils la gardent, leur religion, dit Tannhauser. Laisse-moi m’occuper de la mienne. »
LA BATAILLE AVAIT ÉTÉ continue pendant trente-six heures mais, cette nuit-là, les canons firent enfin silence. Un linceul d’épuisement semblait recouvrir toute la Création. Un obscur pressentiment de catastrophe s’accrochait à l’esprit de Tannhauser et il n’arrivait pas à dormir. Il se releva, se rendit à la porte de Kalkara et perçut les mouvements des guetteurs turcs dans la pénombre. Dans une humeur telle que celle qui l’habitait, il était facile d’agir sans réfléchir, de lancer les dés et d’être damné par découragement plus que par astuce. Mais pour s’échapper, il vaudrait mieux attendre le découragement turc que le sien. Leur moral était au plus bas. Il l’avait entendu dans les exhortations fanatiques des imams appelant les croyants à mourir. Il l’avait entendu ce soir-là dans le ton de l’appel du muezzin. Mais combien de fois faudrait-il les repousser encore avant que leur moral et leurs âmes ne soient vraiment brisés ? Et la Religion y parviendrait-elle ? À sa connaissance, le moral turc n’avait jamais été brisé dans aucune guerre.
Les constellations tournaient au-dessus de lui, à l’écart des soucis humains, et il souhaita pouvoir entendre la mélodie qui les maintenait si hautes. Mais peut-être pouvait-il faire mieux qu’elles.
Il réveilla Amparo qui s’habilla et il prit les étuis des instruments. Amparo fit sortir Carla de l’infirmerie puis il les emmena toutes deux jusqu’à la crique des Galères et là elles jouèrent pour lui près du rivage, avec le croissant de lune qui n’apparaissait pas encore et le Scorpion tournant sur le bord sud du monde. Dans le noir, il pleura sur leur musique, et son cœur se remplit, et son moral fut restauré. De tels moments étaient des fragments d’éternité, comme des perles sur le lit d’un océan inexploré. Que le lendemain apporte ce qu’il voudrait, songea-t-il, car il n’existait pas. Seul maintenant pouvait exiger qu’il existe un toujours, et dans ce toujours il
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