La Religion
comme le sont presque tous les garçons soldats, et il écouta leurs doléances sur cette maudite campagne, leurs souvenirs de familles et de bien-aimées qu’ils ne reverraient peut-être plus, leurs opinions mélancoliques sur la volonté d’Allah et l’indifférence brutale de leurs commandants. Ils étaient abandonnés sur une terre lugubre et hostile, et pendant que pour Tannhauser le firmament apportait une mesure de réconfort, ces pauvres fantassins ne fixaient que leur feu misérable, comme s’ils regardaient le vide étranger qui leur resterait lorsqu’on leur aurait dérobé ce qui demeurait de leur âme et de leur santé mentale.
La conversation s’engagea sur les monstres qui habitaient la forteresse chrétienne, manifestement tous alliés avec Satan – car quels êtres humains pourraient combattre comme ils le faisaient, sans aide diabolique ? Le nom du sorcier chrétien, La Valette, fut évoqué avec une crainte superstitieuse. On l’avait vu, disaient-ils, à l’heure du loup, communiant avec des démons en haut des murs. Il avait invoqué l’épidémie qui éclaircissait leurs rangs. Ses chevaliers étaient des fantômes démoniaques, ressuscités des morts par ses sorts et ses incantations. Il pouvait voler avec les vautours et les corbeaux. On ne pouvait pas le tuer, car il avait vendu son âme au diable, et le diable protège les siens.
Tannhauser les rassura, car ils l’avaient ému avec leur amitié si vite accordée, et ils n’étaient pas piégés par des puissances nécromanciennes mais – comme ils l’étaient tous – par la cupidité d’empereurs et de rois, et aussi parce que, en cette compagnie et dans cette langue, il était, d’expérience, un meneur d’hommes, et donc relever leur moral chancelant était son devoir instinctif.
« La Valette n’est qu’un homme, dit-il. Un grand homme, terrible peut-être, mais un homme comme les autres. Ses chevaliers aussi. Les hommes et les femmes de cette ville se battent comme des diables parce que c’est chez eux, le sol de leurs ancêtres, et que nous sommes venus le conquérir. Chacun d’entre nous ne combattrait-il pas sauvagement pour son foyer et ses proches ? »
Ils hochèrent la tête en fixant le feu, et des lambeaux de flammes montèrent vers la nuit démesurée et s’évanouirent aussi vivement qu’ils étaient nés, comme pour montrer qu’en reconnaissant un cosmos si immense et si implacable le passage de la vie humaine était à peine plus important.
« Ibrahim, dit le dénommé Davud en levant les yeux vers lui, demain apportera leur fin ? Ou la nôtre ?
– Demain ? demanda Tannhauser.
– La grande attaque, dit Davud, la dernière bataille. »
Cette révélation dégrisa Tannhauser. Il lança ses hameçons. « On nous a déjà promis nombre de dernières batailles. »
Davud acquiesça en grimaçant.
Tannhauser désigna l’obscurité, au-delà des hauteurs vers Santa Margharita. « Je suis avec le Kirmizi Bayrak », dit-il. Il avait vu les Bannières pourpres déployées là-bas maintes fois. « Nous allons soutenir les Lions de l’islam lors de la seconde vague. »
Davud jeta un œil vers le visage balafré de Tannhauser et ses doigts éclissés. « Vous avez vu le pire, ami.
– Le pire ? répliqua Tannhauser avant de faire non de la tête. Tant qu’on est vivant, le pire attend, tapi dans un coin. Quels sont vos ordres ?
– Jusqu’à présent Allah le Miséricordieux a été gentil pour nous ici, haut au-dessus de la baie, dit Davud. Même ces diables ne peuvent pas marcher sur l’eau. Mais demain, nous sommes de la première vague. »
Les Anatoliens échangèrent des regards sinistres. Tannhauser fronça les sourcils avec sympathie.
« Vous tous ? »
Davud agita une main vers l’invisible masse du mont San Salvatore.
« Tous, sauf les artilleurs. »
Le cœur de Tannhauser accéléra. Il se pencha en avant et, affichant l’indifférence, poussa une bûche à moitié consumée dans les braises. Il regarda les flammes prendre puis dit : « Ils ne nous expliquent rien, évidemment. Mais tu dis que notre pacha a l’intention d’engager les réserves ? Les réserves en entier ?
– L’heure est venue », confirma Davud.
Les régiments de réserve stationnés sur les pentes de San Salvatore, en dehors de protéger les batteries de siège, avaient été utilisés pour empêcher toute répétition du débarquement des renforts
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