La Religion

soudain, car pour tout ce qui était pratique, elle était assez fière de son réalisme réputé. « Quels autres dangers courons-nous ? demanda-t-elle.
    – Tout doux, dit Tannhauser. Je voudrais en savoir plus sur ce garçon. Quel âge a-t-il ?
    – Douze ans. »
    Tannhauser serra les lèvres, comme si ce détail était important. « Et son nom ?
    – Je l’ignore. Le privilège de le lui donner n’a pas été mien.
    – Pouvez-vous me dire quoi que ce soit d’autre ? Sa famille ? Son apparence ? »
    Carla remua négativement la tête.
    « Ce monde est dur pour les bébés, dit-il. Comment savez-vous qu’il est encore en vie ?
    – Il est en vie, dit-elle avec véhémence. Amparo l’a vu dans son instrument de vision. » Elle regretta cet éclat, qui confirmait un peu plus son évidente folie.
    Mais il sembla plutôt intrigué. « La fille est un discerneur ? »
    Le mot lui était inconnu. « Un discerneur  ?
    – Un médium lié au monde surnaturel, quelqu’un qui peut communiquer avec les esprits, ou recevoir des renseignements occultes ou des prémonitions de choses à venir.
    – Oui, Amparo revendique de tels pouvoirs. Les anges lui parlent et elle comprend leur langue. Elle a des visions. Elle vous a vu, un homme sur un cheval d’or.
    – Je ne tirerai pas de conclusions hâtives sur un simple cheval, dit-il. Je ne tiens pas à être lié par une prophétie. Du moins pas encore. »
    Elle hocha la tête. « Vous avez raison, bien sûr. L’homme qu’elle a vu dans son cristal divinatoire était couvert de hiéroglyphes. »
    Tannhauser recula comme si on l’avait frappé en pleine poitrine. « J’aimerais voir ce remarquable engin divinatoire.
    – Je suis perplexe, monsieur, dit-elle, on m’avait fait comprendre que vous aviez peu de foi en Dieu.
    – En ces temps d’ignorance, de telles affirmations peuvent coûter sa vie à un homme.
    – Je voulais seulement dire que je suis étonnée par la croyance que vous êtes prêt à avoir pour les visions d’Amparo.
    – Les charlatans abondent, mais Amparo est visiblement dénuée de toute fourberie. Or même ainsi, un cœur pur n’est d’aucune aide quand on est face à l’Inquisition. À la vérité, une telle pureté est certainement la plus damnable. Je connaissais quelqu’un doté des mêmes talents et il en a payé le prix. » Il baissa un instant les yeux, comme si ce souvenir était lugubre. « Mais en fait nous sommes tous perdus dans un univers infiniment plus vaste que nous ne pouvons le savoir. Ou même l’imaginer. »
    Il la regarda.
    « Mon ami Petrus Grubenius croyait que même le soleil n’est au centre de rien de plus que sa propre petite poignée de poussière cosmique. Ce qui est visible, ce qui est connu, est minuscule comparé à ce qui ne l’est pas, et la plupart des notions de Dieu se nourrissent de notre ignorance. Pourtant l’existence des étoiles et des constellations – et leur influence sur nous –, d’anges bons ou malfaisants, de royaumes et de forces cachées qui reposent hors de notre atteinte et au-delà de nos rêves, ne requiert pas l’existence d’une déité pour la régir. De même que le fait d’être n’exige pas une théorie de la Création, aussi paradoxal que cela puisse sembler, car si l’éternité n’a pas de fin, alors sans doute n’avait-elle pas de commencement. Qu’il existe un flux est évident, car nous sommes ici, jetés comme des épaves sur une mer turbulente. Que ce flux soit habité d’innombrables motifs subtils est également évident. Même le chaos aveugle a sa raison d’être. Et le destin est une toile dont nous ne reconnaissons les fils que lorsque nous sommes pris dedans. Mais, motifs ou raison d’être ou pas, toute religion met en avant de terribles légions de fous, au point qu’ils se traitent de démons les uns les autres et qu’ils nient la nature interne des choses. Il n’est pas d’autre Dieu qu’Allah, et Mahomet est son prophète, oui. Et Dieu a envoyé son bien-aimé fils mourir sur la Croix, oui. J’ai prié à la mosquée et devant l’autel, parce qu’on me disait de le faire, et j’ai obéi. Mais je n’ai entendu la voix de Dieu dans aucun des deux, ni senti sa grâce. À la fin, je n’ai plus entendu que les braiments des brûleurs de livres et les gémissements d’une peur inextinguible. »
    Carla le fixait. Elle se sentait plus déconcertée que jamais. Mais elle réalisait