La Religion

pour elle sans la douleur dans son cœur qui maintenait son souvenir vivace. Tannhauser ne répliqua pas. Elle savait que son explication était faible et elle se demandait quelles pensées trahissaient son visage, mais elle ne se retourna pas. Elle ajouta : « Quelle fille ne voudrait pas être au côté de son père dans une époque si sombre ?
    – Vous me demandez de risquer ma vie, fit Tannhauser. Si vous le faites sur la base d’un mensonge, vous pourriez au moins me regarder pour mentir. »
    Elle baissa les yeux sur ses mains. Ses doigts étaient devenus blêmes. Pourtant, elle ne se retourna pas. Elle parvint à dire : « Monsieur, vous avez été généreux de votre temps. Merci. Peut-être devriez-vous partir, maintenant. »
    Elle fit un pas vers la porte, et c’était tout ce qu’elle pouvait faire pour ne pas courir. Elle ne l’entendit pas bouger, mais en un clin d’œil il apparut devant elle, lui barrant le passage autant du regard que de sa stature. Son visage était une fois de plus à moitié voilé par ses cheveux.
    « Je vous ai entendue jouer de votre viole de gambe, dit-il. Après avoir entendu la vérité sous sa forme la plus pure, toute fausseté est douloureuse à l’oreille. »
    Elle baissa les yeux et essaya de ne pas ajouter à son humiliation en fondant en larmes. Elle n’était pas accoutumée aux larmes. Ni à se rendre aussi ridicule.
    « Vous devez me trouver méprisable », dit-elle.
    En guise de réponse, il lui prit le bras. Son contact la remit d’aplomb. Quand elle osa le regarder dans les yeux, elle y trouva une étrange compassion, un besoin de la réconforter, qui jaillissait probablement d’une angoisse secrète et personnelle. Il leva la tête vers le plafond et ses splendides décorations.
    « Des pièces comme celle-ci ont été construites pour y dire des mensonges, dit-il. Retournons dans le jardin. Il est difficile de jouer faux au milieu des roses. Et si ce que vous avez à dire est amer, leur parfum en adoucira le goût. »
    Son cœur sentit soudain qu’il allait éclater si elle ne le lui ouvrait pas maintenant.
    « J’ai un enfant. » Elle s’arrêta. Elle prit une respiration. « J’ai un fils, un fils que je n’ai pas vu depuis l’heure de sa naissance. »
    Dans ses yeux, la sympathie prit une couleur plus profonde.
    « C’est mon secret, c’est ma prison, dit-elle. Et c’est la porte que j’espérais vous voir ouvrir.
    – Venez, dit Tannhauser. Racontez-moi tout. »
     
    ILS S’INSTALLÈRENT À L’OMBRE des palmiers et une brise de mer décuplait la senteur des myrtes et des roses. Elle se retrouva en train de le regarder droit dans les yeux. Il avait raison. Le mensonge n’avait pas sa place ici. Et les secrets semblaient dénués de sens. Pourtant, au dernier moment, elle hésita.
    « Je suis lâche », dit-elle. Et elle pensait que c’était la vérité. « Cela, vous avez le droit de le savoir.
    – Un lâche ne serait jamais allé aussi loin.
    – Si je vous dis tout, vous me mépriserez.
    – Est-ce un jeu que vous jouez pour gagner ma pitié ? »
    Elle trébucha. « Je voulais simplement dire que vos souffrances, quelles qu’elles aient pu être, sont certainement bien plus grandes que les miennes, que je ne dois qu’à moi-même.
    – Mes souffrances ne sont pas le sujet de notre rencontre, dit Tannhauser. Mais pour soulager votre conscience, qui me semble très sensible, qu’il suffise de dire que je profite pleinement de la vie et suis en pleine forme. Quant aux atrocités, à la honte ou la disgrâce – car de tels fantômes semblent se dresser entre vous et l’expression de vos pensées –, soyez assurée que j’ai commis des crimes bien au-delà de vos estimations. Je ne suis pas ici pour juger, mais pour décider si je ferai comme vous le demandez et si je vous emmènerai à Malte.
    – C’est donc possible ? Malgré le blocus turc ?
    – La flotte turque n’est pas encore arrivée. Et même le shah Soliman n’a pas assez de navires pour encercler quarante miles de côtes. Un petit bateau, un bon pilote, une nuit sans lune. Atteindre l’île est le moindre des défis que nous aurions à relever. »
    Elle se rendit compte qu’il avait déjà envisagé tout le voyage dans sa tête, et son estomac se serra d’une curiosité teintée de peur. Pour la première fois, la réalité de ce qu’elle avait entrepris se dressait devant elle. Ses émotions s’apaisèrent