La Religion
La plus grande part de l’humanité travaillait et mourait sans jamais connaître une telle extase. Une fois qu’on la connaissait, tout le reste perdait sa saveur. L’horreur – dont le monde abondait de toute manière – était un tout petit prix à payer pour la connaître à nouveau. Avec un fracas de poids et force claquements de toile et de filins, les gigantesques voiles latines rouges descendirent des mâts et se gonflèrent sous la brise. Une énorme croix d’or brillait sur la grand-voile. Mattias apparut à ses côtés et passa un bras sous le coude de Bors.
« Alors, dit Mattias, ton souhait est exaucé. L’ordre naturel est rempli.
– Je ne l’aurais pas souhaité à un prix si élevé, répliqua Bors.
– Au moins tu ramèneras quelques histoires à raconter à la veillée. »
Bors désigna les deux femmes du menton. « Et tu as amené des ménestrels en jupons pour accompagner nos divertissements.
– Là où nous allons, la musique sera plus précieuse que des rubis, dit Mattias. Mais écoute-moi bien et souviens-t’en. Je n’ai aucune intention de rester jusqu’à la fin de ce combat. Nous y allons pour escamoter un garçon des mâchoires de la guerre. »
À l’âge de neuf ans, ou à peu près, Bors avait assommé son père avec une bêche, et s’était enfui de Carlisle pour s’enrôler dans l’armée du roi de Connaught. Pensant à cela, il fronça les sourcils. « Quel garçon voudrait être escamoté ainsi ?
– Peut-être ne voudra-t-il pas. Mais je n’ai pas l’intention de lui laisser le choix.
– Peu importe qui il est, dit Bors. J’ai une dette envers lui. »
Mattias acquiesça en souriant. Et Bors remercia Dieu tout-puissant d’avoir pu, sur le long chemin tordu de la vie, gagner une telle amitié. Bors aurait chevauché aux côtés de Mattias s’il lui avait demandé d’aller sous terre arracher Satan à son trône brûlant. Après avoir serré le bras de Bors, Mattias se dégagea et rejoignit les femmes.
Bors reporta les yeux vers l’écume remontée des profondeurs par les lames des rames. Dans une autre partie de cette mer si ancienne, des dizaines de milliers de gazi approchaient de leur propre moment de vérité. Cinquante jours épuisants entassés joue contre joue dans les vaisseaux du sultan. Après un tel confinement, le débarquement les verrait hurler leur soif de sang chrétien. Bors n’avait jamais combattu les Lions de l’islam, mais s’il existait un seul guide valable pour cela, c’était bien Mattias. Cette perspective fit frissonner ses cuisses et ses entrailles. Les raisons qui les avaient amenés ici, Mattias et ses femmes aussi, n’avaient plus d’importance. Le Dieu de la guerre avait parlé, et ils avaient accouru à son appel. La litanie rythmique des chevaliers se glissa dans sa poitrine.
« Pater noster, qui es in caelis, sanctificetur nomen tuum. Adveniat regnum tuum. Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra. Panem nostrum quotidianum da nobis hodie, et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris. Et ne nos inducas in tentationem, sed libera nos a malo. Amen. »
Sur un navire rouge et noir, traversant une mer noire et argent, ils filaient sous la lune vers les portes de l’enfer. Quand les chevaliers reprirent leur litanie du début, Bors se joignit à eux.
1 . En français dans le texte.
VENDREDI 18 MAI 1565
Baie de Kalkara, le Borgo, Malte
quand un coup de canon l’avait éveillé à la première heure du jour de son logement sans toit près de la crique, Orlandu avait vu la mince silhouette du lévrier qu’il dressait dans ses rêves, découpée sur le ciel. Des amas de nuages pourpres s’éloignaient de l’est, comme une armée de la nuit fuyant devant l’irruption du jour, et la brise, jamais aussi fraîche ni aussi douce qu’à l’aube, portait sur ses ailes les voix d’hommes chantant des psaumes.
Au second coup de canon, le lévrier se retourna vers lui. Ils n’étaient pas à plus de douze pieds l’un de l’autre, le chien le regardant du haut d’un tas de caisses pleines de voiles sur le quai de Kalkara. Un rayon de lumière s’échappa des nuages et il vit que le chien était d’un blanc immaculé. Ses oreilles étaient dressées et ils s’étudiaient, le chien et le garçon aux pieds nus, l’un aussi pur de lignes que Dieu l’avait fait, l’autre couvert de morsures et de sang séché. Orlandu saisit son couteau de
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