La Religion
qu’elle pouvait être utilisée pour tuer les infidèles, avait transporté huit des douze quintaux qui leur restaient sur la Couronne , avec leurs coffres de guerre, baudriers et provisions, ainsi que les mousquets des gens d’armes vaincus. Par contraste, Mattias était arrivé montant un cheval à cru, encombré de deux femmes et d’une collection d’instruments de musique, comme une troupe de troubadours qui avaient perdu leur chemin et se retrouvaient en route vers la perdition. Pour un homme qui avait tué deux prêtres et trois officiers de la couronne d’Espagne, Mattias se conduisait avec un sang-froid insensé, et en menant sa paire de femmes 1 et son étalon doré devant les chevaliers stupéfaits, il avait même fait montre d’une sympathie charmante. Mais Mattias était tout cela et bien plus encore.
Il se tenait maintenant sur le gaillard d’arrière, conversant avec le célèbre capitaine italien et le lieutenant turcopolier, comme s’il était tout à fait leur égal, et pas, comme c’était le cas désormais, l’homme le plus recherché de Sicile, voire même de l’empire. Bors sourit. Cet homme était une merveille. À regarder l’expression sur son visage, il était aussi stupéfait que les autres devant l’enfer embrasant le front de mer. Pour Bors, ce n’était pas surprenant que le grand maître le veuille pour la bataille. Mais le vieux pirate avait gagné un double lot, car quand il s’agissait de massacre, Bors possédait deux ou trois astuces de son cru à montrer à ces moines combattants.
Et les femmes que Mattias avait prises sous son aile ? Seul Dieu savait quels futurs ennuis elles allaient apporter. La comtesse et la fille aux yeux sauvages se tenaient près de Bors sur le plat-bord des rambades , observant le rivage. Il leur avait donné un demi-citron à chacune pour combattre la puanteur des esclaves et elles tenaient le fruit sous leur nez d’un air délicat. La comtesse n’arrêtait pas de regarder Mattias sur le gaillard d’arrière. Bors voyait très bien que tous ses espoirs – et qui savait quels rêves ? – reposaient désormais entre les mains de son ami, et les espoirs et les rêves d’une femme étaient le fardeau le plus lourd qu’un homme puisse connaître, surtout quand il partait à la guerre. La fille à côté d’elle ne portait aucun intérêt au navire et à son tohu-bohu nauséabond, mais fixait les flammes, seule chose encore visible du rivage obscur et distant, comme si elles exerçaient une force enchanteresse, comme si elle pouvait lire en elles quelque chose que nul ne pouvait voir. Les femmes allaient rendre la vie plus hasardeuse. Les décisions deviendraient floues. L’amour allait empoisonner le puits et quiconque y boirait. Mais la vocation sacrée de Bors était de surveiller les arrières de Mattias, et ça, il le ferait.
À une distance exagérément respectueuse des deux femmes, et observant le rivage de l’Europe qui disparaissait, se tenait une vingtaine de chevaliers en pourpoints noirs. Leurs poitrines portaient des croix de soie blanche à huit pointes et, au clair de lune, de ces croix émanait une étrange et pâle lueur. Ils avaient tous autour de la quarantaine mais la plupart semblaient avoir moins de trente ans. Tous portaient de grandes barbes fournies, très belliqueuses. Tous murmuraient des Notre-Père. Les chevaliers étaient obligés de réciter cent cinquante Pater Noster chaque jour, mais comme il était très dur de ne pas se tromper dans le décompte, ils s’arrêtaient rarement, et en mer ils priaient pendant des heures, en une transe mystique. Chaque homme tombait graduellement en rythme avec un autre, jusqu’à ce qu’ils chantent tous leur prière à l’unisson, et Bors sentait un frisson lui parcourir la moelle épinière, car le son de tant de tueurs en parfaite harmonie était capable de faire trembler un bloc de pierre. Il vit que la comtesse avait rejoint les chevaliers dans leur incantation, mais pas la fille.
Bors regarda à nouveau vers la Sicile. Ils naviguaient vers un bain de sang, et pourtant il l’attendait avec impatience. Il le souhaitait plus que la richesse, plus que l’honneur. Seul le combat brise les chaînes de la moralité. Seul un bain de sang, où toutes les investitures antérieures sont soudain nulles et non avenues, dénude un homme jusqu’au cœur de son être. Il n’y avait que là qu’on pouvait trouver la transcendance.
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