La Revanche de Blanche
piètres, marfaux, capons, cagoux ont vite repris possession des lieues. Dans les culs-de-sac sombres et crasseux où Blanche s’aventure, des orphelins à moitié nus font la quête. Des gueux exhibent un certificat attestant qu’ils ont été guéris de la rage. Un franc mitoux simule une crise d’épilepsie. Un géant s’harnache d’une jambe de bois. Au cœur de la pègre, faux estropiés, fausses victimes, faux malades, faux aveugles, faux soldats, vrais coquillards, voleurs à la tire se déguisent, s’organisent. Avec quelques pistoles, elle repère la rue des Orphelins. Par un œil-de-bœuf, la Voisin la scrute, ouvre trois verrous. Lui tend une boîte emballée de papier jaunâtre. Blanche paie.
— Saluez qui vous savez, grommelle la sorcière. Passez par l’arrière, continuez tout droit, vous sortirez plus vite de ce guet-apens.
Blanche talonne Aurore : elle a hâte d’en finir. Rue de Taranne, elle remet le colis à Athénaïs.
— Ma douce, je suis en danger. Lauzun m’en veut à mort d’avoir fait échouer son mariage.
— Vas-tu te servir du produit de ce paquet contre lui ? redoute Blanche.
— Je ferai ce que bon me semble. J’irai t’admirer aux Tuileries. Bérénice sera donnée pour les noces du duc de Nevers et de ma sœur, Diane. File, maintenant, ma belle. Il ne faudrait pas qu’on te voie.
Les répétitions s’achèvent. Tout le monde a remarqué qu’entre Racine et la Champmeslé, une idylle s’était nouée, tout le monde, sauf son cocu de mari. Le 21 novembre, à la première de Bérénice, Blanche se moque des pédanteries de Floridor, des remarques dédaigneuses d’Hauteroche. Dans sa robe de Romaine, elle se concentre. Au parterre, le public tape des pieds. Lorsqu’arrive son tour, elle n’oublie pas d’ouvrir les bras, de se tenir droite, de prolonger les finales. Elle est juste. La Champmeslé déchaîne des passions. Ses plaintes pathétiques, les inflexions de sa voix, ses jeux de physionomie l’emportent. Ses admirateurs l’acclament. Certains se lèvent, lui envoient des baisers, d’autres pleurent ou crient : « Magnifique ! On t’aime la Sans Pareille. » À la fin de la pièce, l’actrice est ovationnée. Blanche s’efforce de sourire.
Huit jours plus tard, avant le début du spectacle, Racine surgit en coulisse. Rouge de rage, il écume :
— Salaud de Corneille ! Il a monté une pièce qu’il a osé appeler Bérénice. Elle se joue à partir de ce soir au Palais-Royal par la troupe de Molière. Corneille et Molière ont voulu me damer le pion. Je ne vais pas me laisser faire !
Les comédiens sont tétanisés. Pas de doute, Molière se venge. Après la représentation, Ninon se glisse dans la loge de sa filleule. Blanche s’indigne de la traîtrise de Corneille.
— C’est de bonne guerre ! Racine s’est fait détester, riposte la marraine. Tu as été sublime, ma chérie.
— La Champmeslé m’éclipse, se plaint Blanche.
— Ne dis pas ça. Tu es différente, charmante, jolie. J’ai tardé à venir voir la pièce ; je suis très occupée ces temps-ci. Mon nouvel amant a vingt-deux ans. Avec l’âge, il n’est plus permis de perdre du temps.
— Tu es insensée ! rit Blanche. De qui s’agit-il ?
— De Charles de Sévigné, le fils de la marquise. Rien de plus excitant que de convoiter celle qui fut la maîtresse de son père ! Il est ici. Veux-tu que je te le présente ?
Les deux femmes sortent du théâtre en papotant. Derrière une colonne, un garçon fluet, longue perruque châtain, conte fleurette à la Champmeslé.
— Tiens, tiens, mais c’est Charles de Sévigné. Cette fripouille fricassée dans la glace est moins douée que son père ! s’esclaffe Ninon en grimpant dans sa chaise. Qu’il se tape la Champmeslé : elle déchantera.
21
Les représentations de Bérénice s’achèvent decrescendo. Le jour de Noël, Marquise, huit mois, est de la fête. La petite câline sa poupée Pandore.
— J’aimerais tant qu’elle vive chez moi, soupire Blanche.
— C’est risqué, mais pourquoi pas ? Il faudrait que ta fille soit logée pas trop loin, avec une jeune gouvernante, conseille Ninon. Plutôt une provinciale, une Bretonne un peu dégrossie, comme l’était ta mère.
— Je n’ai plus aucun lien avec les Bretons de mon enfance.
— Ta mère avait une amie à Quimper qui t’a gardée. Je vais écrire au curé de la ville.
Peu avant les jours gras, Ninon reçoit
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