La Sibylle De La Révolution
poursuivre secrètement ses rituels malgré
l’interdiction qui lui en a été faite, cela paraît vraisemblable. Qu’elle
constitue une atteinte à la sûreté de l’État est évident bien que ce ne soit
pas à moi d’en juger. Mais ton histoire de Loge Noire ne tient pas debout !
— Et le meurtre de la rue des
Ménétriers, as-tu trouvé une seule théorie qui tienne debout pour
l’expliquer ?
Il se tut. Bien sûr que non, il
n’avait pas trouvé. Levant les bras au ciel, il décida de mettre fin à la
conversation. Un peu plus tard, ils parvinrent en vue du Louvre. Gabriel-Jérôme
voulait vite rejoindre l’Hôtel de Brionne. Il aurait ainsi tout le temps de
réfléchir aux nombreux paradoxes de la journée. Quant à la fille, il se demandait
ce qu’il allait faire d’elle lorsqu’il sentit quelque chose de pointu dans son
dos.
— Ne parlez pas, n’appelez pas
et ne vous retournez pas, murmura une voix dans son oreille, et ta vie sera
peut-être épargnée. »
La piqûre se fit plus
insistante. On lui arracha la corde qui tenait la Sibylle et une main habile
enleva le pistolet de sa ceinture. Il sentait à peine l’haleine de son
agresseur dans son cou.
— Qui êtes-vous ?
murmura-t-il d’une voix rauque.
— Un de ceux que vous voulez
rencontrer, répliqua l’homme. Laissez-vous faire.
Il sentit qu’on lui passait un
bandeau sur le visage. Très vite, il fut aveuglé.
Sans arme, incapable d’y voir
goutte, un couteau dans le dos, il était à la merci des ennemis de la
Révolution.
5
— Avancez.
Sénart allait protester mais il
entendit la voix de Marie-Adélaïde chuchoter :
— Obéis, c’est bien ce que tu
voulais, non ?
Il fit un pas, puis un autre.
La pointe de la dague appuyait toujours dans son dos, pas suffisamment pour lui
faire mal mais assez pour qu’il ne l’oublie pas.
Parfois, la voix masculine
prononçait un ordre : « À droite, à gauche. » Ou le mettait en
garde : « Attention, il y a une marche juste devant vous. Ces pavés
sont glissants… » Au bout de quelques instants, il avait perdu tout sens
de l’orientation.
« Comment font donc les
aveugles ? » se dit-il. Il se sentait environné de ténèbres hostiles.
L’instant d’avant, il était dans Paris, la ville surpeuplée et familière. Et,
tout de suite après, il marchait dans la plus totale obscurité, les bruits de
la ville avaient disparu comme par enchantement. Seuls résonnaient ses pas,
ceux de ses mentors, lourds et étouffés, et ceux, plus discrets, de la Sibylle.
Il la sentait tout proche de lui. Au bout d’un long moment, il se décida à
murmurer :
— Où sommes-nous ?
Elle répondit sur le même
ton :
— Je n’en ai aucune idée. Il y
a à Paris des endroits dont même le Comité ignore l’existence. Des lieux où le
temps et l’espace ne font plus qu’un, où les pendules ne servent à rien, de
même que les boussoles.
Il sembla à Gabriel-Jérôme
qu’ils descendaient une pente douce mais constante qui devint plus abrupte au
fur et à mesure qu’ils avançaient.
— Attention, il va y avoir des
marches, le prévint la voix de l’homme derrière lui.
Il marcha avec prudence et
manqua tomber lorsque son pied rencontra le vide.
— Attention !
Désorienté, il faillit
trébucher. Une main ferme lui prit l’épaule. Il eut la tentation de se
débarrasser de son bandeau et de désarmer son ravisseur, mais la curiosité
l’emporta. Si la fille avait raison, ces gens ne lui feraient pas de mal et Vadier
serait satisfait du rapport qu’il pourrait écrire. Ce fut peut-être aussi une
crainte superstitieuse qui le freina. Leurs pas sur la pierre renvoyaient maintenant
un écho lointain, comme s’ils descendaient dans une cathédrale souterraine. La
descente dura longtemps. Régulièrement, ils atteignaient un palier, faisaient
une brève pause et reprenaient leur marche vers les profondeurs. Sénart se
sentait périodiquement pris par d’étranges étourdissements, comme s’il n’était
plus dans le monde réel mais quelque part entre ciel et terre. Il laissa libre
cours à son imagination. Et si elle avait eu raison, et si Paris, pourtant sous
la domination sanglante des Comités révolutionnaires, était aussi le lieu
d’affrontement entre deux forces occultes ? D’un côté les frères de
l’ombre, la Loge Noire au service de Satan, aidée par un démon, et de l’autre,
les frères de la lumière se battant sous la
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