La Sibylle De La Révolution
estime nous
être dû, il ne faut rien de plus pour faire basculer l’homme naturellement bon
et pacifique en bête traquée et terrible, dominée par ses instincts. »
Elle n’avait jamais revu
l’homme sage qui lui avait confié ces quelques mots, pourtant elle savait
qu’ils se retrouveraient de nouveau. Mais en quelle circonstance ? Elle
jeta un coup d’œil à celui qui l’accompagnait. Vêtu de son uniforme, il
arpentait les rues de Paris, droit et calme, incarnation des principes de
raison qui avaient guidé les premiers constituants. Il était si naïf. Quant à
son sort…
Ils longèrent les quartiers
troubles qui séparaient le calme relatif de la rue de l’Auxerrois du marché des
Innocents. C’était un dédale de ruelles sombres, malaisées ; il s’en
dégageait une affreuse odeur de corruption, mélange d’excréments, remugle de
sentines. Derrière les façades lépreuses, les fenêtres étroites et bouchées, on
ignorait quelle population vivait là et à quelles pratiques elle se livrait.
Régulièrement s’y rendaient de beaux messieurs en costume et en perruque, le
visage masqué de noir. Quels dieux infâmes y adorait-on ? À quelles orgies
s’y livrait-on ?
Marie-Adélaïde n’hésita qu’une
seconde.
Gabriel-Jérôme réfléchissait
toujours à la lettre de Sénart et à l’étrangeté de sa mission. Qui allait-il
donc rencontrer ? Certes, Paris était la ville la plus importante du
monde, mais de telles congrégations pouvaient-elles donc y tenir bureau sans
que le Comité le sache ? Et la fille… Curieusement, il n’éprouvait plus
cette gêne du début, elle marchait, silencieuse, en baissant la tête. Pour un
peu, il l’aurait presque trouvée charmante. Il allait ouvrir la bouche pour la
rassurer lorsque, soudain, elle le bouscula et se mit à détaler. En une
seconde, elle s’était précipitée rue des Lavandières. Il courut à sa poursuite,
mais elle avait déjà disparu dans l’une des impasses qui débouchaient sur la
ruelle. De nombreuses prostituées de bas étage s’offraient là. Il eut un
mouvement de recul devant ce concentré de misère humaine mais se reprit. Il
avait une mission à accomplir. Il prit son pistolet, arma le chien et s’avança.
— Ordre du Comité de
sûreté générale ! Que chacun rentre chez soi.
La foule massée dans les
venelles s’arrêta à peine pour l’écouter. Il leva son pistolet en l’air et
tira.
La détonation fit sursauter
tout le monde et, un bref instant, l’odeur de la poudre recouvrit les
émanations infectes des caniveaux remplis d’immondices.
— Je le répète : Ordre du
Comité de sûreté générale ! Que chacun rentre chez soi !
Cette fois-ci il fut écouté. En
fait, un mouvement de panique chassa prostituées, proxénètes et clients qui se
précipitèrent à l’intérieur des maisons. Beaucoup de volets claquèrent. Même
les vendeurs de boissons suspendirent un instant leur commerce fructueux. Ils
avaient devant eux l’incarnation de l’ordre révolutionnaire. Un homme au fier
bicorne orné de plumes tricolores et vêtu d’une longue cape bleue. Ce devait
être quelqu’un d’important – surtout armé ! – et une meute de
miliciens avec leurs piques, voire de gardes nationaux, le suivait certainement
comme son ombre. Personne ne fit un geste contre lui et tous attendirent
prudemment la suite. Le secrétaire rédacteur dont l’appréhension n’avait pas grand-chose
à voir avec l’assurance qu’il affichait s’avança ainsi jusqu’au croisement de
la rue des Lavandières et de la rue d’Avignon. Là, il s’éclaircit la voix et
déclara le plus fort possible :
— Citoyenne Lenormand ! Je
sais que tu es quelque part par ici à te dissimuler. Sache que tu ne trouveras
nul refuge en ces lieux. Il me suffit d’appeler, et les régiments de la garde
nationale, aidés par la force armée du secteur, encercleront le quartier et le
fouilleront maison par maison. Nul ne te viendra en aide car tous ici ont bien
trop de choses à se reprocher pour résister aux injonctions du Comité. Même si
tu t’échappes, tu seras une proscrite, sans refuge, sans amis, sans espoir.
Cette fois-ci, même tes artifices ne sauront te sauver de la mort. Je ne te le
dirai qu’une seule fois. Sors de ta cachette et rejoins-moi ! Il ne te
sera fait aucun mal. Je prendrai simplement quelques précautions pour que ceci
ne se reproduise plus.
Un long silence suivit cette
déclaration.
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