La Sibylle De La Révolution
hurlement sourd, sorte de feulement animal.
C’en fut trop pour Sénart,
épuisé par les épreuves et les combats de la journée. Pour la première fois de
sa vie, il s’évanouit.
Il ne sut jamais combien de
temps il était resté inconscient. Il se réveilla assis sur un fauteuil dans la
petite pièce garnie d’une table-bouillotte, où il avait rencontré le monstre
pour la deuxième fois. Dom Gerle se tenait debout à côté de lui, vêtu de la
longue robe noire mais démasqué, et lui tendait un petit verre.
Vos épreuves sont terminées,
monsieur Sénart. Maintenant est venu le temps de la pure amitié. Buvez, cela
vous fera du bien.
— Qui… qui était-ce ?
— Oh, vous voulez parler
d’Abaddon ?
— Abaddon ?
— Oui, le troisième chevalier
de l’Apocalypse, celui qui brisa le sceau de… Il est… N’ayez crainte de lui, il
est dorénavant votre serviteur, néanmoins, n’usez de ses services qu’avec parcimonie.
Car ce qu’il vous accorde bien volontiers dans ce monde, il vous en réclamera
le tribut dans l’autre.
— Dans l’autre monde ?
Vous voulez dire après ma mort ?
Dom Gerle approuva :
— Très exactement. Certains se
laissent aller à la facilité et sans doute le regrettent-ils amèrement une fois
passé le cap. Prunelle de Lierre qui a fait appel à lui pour obtenir sa magistrature
et se débarrasser de ses concurrents potentiels doit en ce moment griller dans
les flammes de l’enfer. C’est l’inconvénient de traiter avec les créatures d’en
bas. En contrepartie de leur remarquable efficacité, elles sont toujours promptes
à réclamer leur dû et, croyez-moi, elles n’oublient rien.
Gabriel-Jérôme tentait de
réfléchir. Ce qu’il avait vu au cours de la cérémonie était stupéfiant et avait
ébranlé tout son rationalisme issu de la pensée des Lumières dont il s’était
imprégné dès les prémices de la Révolution.
— Vous voulez dire que moi
aussi je pourrais faire appel à lui ?
Dom Gerle approuva de la tête.
— En effet, avec les
précautions que je viens de vous indiquer. Il me reste d’ailleurs à vous
préciser les règles de notre ordre. « Nulle morale, nulle considération
humaine, religieuse ou charitable ne doit arrêter notre action. Nous avons pour
but de dominer le misérable monde des hommes et y parviendrons à la toute fin
des fins. Quatre-vingt-dix-neuf loges composées de quatre-vingt-dix-neuf frères
de l’ombre enserrent le monde des hommes d’un anneau mortel. Mais prenons
garde, nulle trahison n’a jamais entaché notre ordre qui ne soit immédiatement
suivie d’un châtiment terrible. Durant les longues journées que durera notre agonie
nous appellerons la mort et la damnation éternelle à laquelle nous sommes
promis comme le fiancé appelle la jeune épousée. Une fois par an, notre vie
sera remise entre les mains de Dieu et, comme tous, nous devrons tuer ou être
tués. Mais entre-temps, nul obstacle à notre pouvoir, nul frein à notre
ambition. Adorons tout ce qui jusque-là nous était interdit et abhorrons tout
ce que jusque-là nous adorions. »
Sénart réfléchit à ces paroles.
De nouvelles questions pour le démon, quel qu’il fût, paraîtraient suspectes.
Mais, au moins, il devait en avoir le cœur net.
— Je voudrais savoir… Nous
attendons tous l’avènement du fils de Dieu, le fils de l’Ève nouvelle, celle
que j’ai vue et embrassée rue de la Contrescarpe, n’est-ce pas ?
Le chartreux défroqué eut un
grand sourire.
— Oui, mon frère, vous
comprenez vite !
— Mais ce fils de Dieu,
n’est-il pas déjà parmi nous ?
Le sourire de son interlocuteur
s’accentua.
— Et… je pourrais le
voir ?
Dom Gerle tourna la tête, comme
pour réfléchir. Finalement, il reprit :
— Cette curiosité vous honore,
mon frère, mais je ne peux actuellement la satisfaire. Venez dans quatre jours
au Champ-de-Mars. Là, vous verrez. En fait, tous les initiés verront. Les
autres ne sauront pas mais ce sera le début de son avènement. Maintenant, je
vous prie de bien vouloir m’excuser. Notre ordre a beaucoup d’ennemis, vous
comprenez ? Et je dois discuter avec notre centième membre afin de nous en
débarrasser une bonne fois pour toutes.
Les prophéties de la Sibylle
3e prédiction
J’étais au bord d’un abîme sans fond. Jamais je n’avais vu telle noirceur. D’où
pouvait-elle venir ? Existait-il donc de tels gouffres sous
Weitere Kostenlose Bücher