La Sibylle De La Révolution
empocher les pièces aisément gagnées ?
Les clients étaient introduits
par Flammermont, solennel. Ils attendaient dans le petit salon de consultation
aux murs tendus de noir. Un peu inquiets devant les grimoires mystérieux, les
symboles ésotériques placés un peu partout et le fameux tarot, dont on disait
qu’il remontait à l’Égypte ancienne, placé en évidence sur la table. La Sibylle
apparaissait soudain, sans un bruit, silencieuse, coiffée d’une perruque blonde.
Après un long moment, elle daignait s’intéresser à son client et lui murmurait
d’une voix sépulcrale :
« Donnez-moi l’initiale de
votre prénom, le lieu, la date et l’heure de votre naissance. La fleur,
l’animal et la couleur que vous préférez. Dites-moi enfin la première lettre de
la ville où vous vivez. »
Plus mort que vif, le visiteur
s’exécutait, et alors seulement elle battait son jeu de tarots et le faisait
couper par lui.
Ses prédictions proprement
dites étaient mystérieuses, parfois obscures. Parfois dites sous forme de
quatrain, dans la tradition du grand Michel de Notre-Dame.
Ayant vendu tous ses chevaux
Il s’en ira de l’autre côté de
l’Elbe.
Là, il rencontrera moult héros
Et son nouveau troupeau mangera
l’herbe.
Les biens sacrés qu’il compte
acheter.
Aux prix par la Révolution
dûment comptés,
Ne lui amèneront que remords et
inquiétude.
Aussi devrait-il rester dans sa
douce hébétude.
Toute cette technique –
le décorum du cabinet, le déroulement d’une consultation, même les vers de mirliton
qu’elle prononçait d’une voix de stentor, les yeux exorbités, ou, à l’inverse,
comme à l’article de la mort sur un ton caverneux – lui avait été enseignée
par la Gilbert qui en connaissait un rayon sur le sujet. Mais, contrairement à
sa maîtresse, Marie-Adélaïde voyait réellement l’avenir, aussi lui était-il
facile de duper, flatter, terrifier par des détails choisis ou soulager par
l’annonce d’une nouvelle encore connue d’elle seule une clientèle toujours plus
nombreuse.
La Révolution avançait et Paris
changeait très vite. D’obscurs gratte-papier, des avocats sans cause, des
nobliaux sans quartiers se retrouvaient propulsés à la Convention ou dans les Comités.
Les clubs, toujours plus puissants, dictaient leur loi.
Or au numéro 9 de la rue vivait
Jacques René Hébert. L’homme imprimait alors la feuille Jacobine, Le Père
Duchesne, et était lui aussi originaire d’Alençon. Il parla d’elle au club, et
de nouveaux clients vinrent la consulter.
Un soir, elle vit arriver un
grand homme au poitrail taurin, au cou puissant et à la voix considérable.
— Sibylle, on m’a parlé de toi.
Dis-moi mon avenir.
Il ne lui fallut pas longtemps
pour comprendre qu’elle avait en face d’elle Georges Danton et qu’il mourrait
dans peu de temps, broyé par la machine révolutionnaire qu’il avait lui-même contribué
à emballer. Elle décida de miser sur la franchise.
Après avoir tiré les cartes
pour faire bonne figure, elle s’écria :
— Danton, tu vas mourir. Tous
les indulgents te suivront au tombeau. Trahis par ceux qu’ils considéraient eux-mêmes
comme leurs amis. Ce n’est pas la contre-révolution qui t’abattra, ni les
immigrés, ni les puissances étrangères. Ce seront tes propres frères. Ils ne te
surprendront pas dans ton sommeil, ni ne t’assassineront au détour de quelque
ruelle. Non, ils te feront arrêter et juger. Tu mourras sur l’échafaud comme
tant d’autres sont morts à cause de toi.
Contre toute attente, l’homme
se mit à rire :
— Alors tu crois que l’on fera
arrêter et exécuter Danton ? Ce rat de Fouquier-Tinville n’aura jamais le
courage d’instruire contre moi.
— J’ai vu ce que j’ai vu.
Lorsque le lion à terre est blessé, les charognards tournent autour de lui.
Curieusement, plus que la
prédiction, cette remarque le fit réfléchir.
— Admettons que tu dises vrai
et que je doive moi aussi passer au rasoir national, n’aurai-je pas, avant de
périr, une petite satisfaction ? Quelque chose qui puisse me réjouir avant
que je ne sorte d’ici ?
— De ceux qui t’auront arrêté,
jugé et condamné, pas un ne te survivra plus d’un an.
Un sourire jovial apparut sur
la large face de Danton :
— Alors c’est bien. Je peux
mourir tranquille ! Merci, Sibylle, tu ne m’as pas déçu !
Un soir, un autre homme vint la
consulter.
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