la tondue
palabres autour des feuilles, “la romme”, comme on l’appelait. Les branches étaient effeuillées en un rien de temps parmi les rires et les plaisanteries.
Les enfants se bousculaient et se roulaient dans les feuilles d’une fraîcheur incomparable, à la grande fureur des adultes qui prétendaient que “la romme” allait s’échauffer et donner des coliques aux vaches.
Quelquefois même, la discussion continuait longtemps dans ces soirées de septembre qui chassaient la chaleur nonchalante des brèves après-midi et apportaient un courant d’air frais, un rien piquant. Aujourd’hui, tout cela avait disparu. Cette douceur de vivre de son enfance s’en était allée… Personne ne s’occupait d’eux. Ils restaient seuls, tous les quatre, à tirer sans fin sur ces branches aux senteurs poivrées.
La mère disait de temps en temps :
« Ne coupez pas les bouts trop longs, les vaches risquent de s’étouffer !
— Penses-tu, rétorquait le père moqueur, dans les champs, elles se débrouillent bien seules ! »
Cela paraissait l’évidence mais ne convainquait pas Clémence qui soliloquait en haussant les épaules :
« Je sais ce que je dis… On verra bien. »
Quand le soir devenait trop froid et que les petites feuilles de trèfle du chemin fermaient sagement leurs trois folioles arrondies, tout le monde partait se coucher, en passant par la cuisine pour y prendre un verre d’eau. Alors, Jacques se dirigeait vers un vieil appareil de T. S. F. et en tournait le bouton.
Ce vieux poste n’avait pas peu surpris Yvette quand elle l’avait découvert.
« Il y a si longtemps que vous l’avez ? avait-elle demandé.
— C’est une amie de maman qui lui en a fait cadeau », avait répondu Jacques rapidement.
Yvette n’avait pas insisté. Elle avait aussitôt pensé à cette mystérieuse Odile, “l’amie de maman”.
Jacques, le soir, collait son oreille contre l’appareil pour essayer de capter informations et chansons qu’il fredonnait et chantait ensuite en travaillant.
Au bout de quelques jours, Yvette se joignit à lui. Elle écoutait des voix grinçantes sur ce mauvais poste que le garçon tentait de régler en jurant. C’étaient Mistinguet ou Tino Rossi, Lucienne Boyer ou Maurice Chevalier. À travers leurs voix éraillées, elle revivait les beaux jours de Paris : les applaudissements, les superbes toilettes et les grands restaurants… Le soir, après le spectacle, ses bijoux brillaient de mille feux…
Mais les chanteurs enroués disparaissaient avec le bouton que tournait Jacques, comme l’éclat des bijoux s’était éteint aux jours sombres de la Libération. Ils avaient disparu dans la poche des usuriers, qui lui en avaient donné une misère… Et quand elle voulait se défendre en disant que c’étaient des bijoux de famille et qu’ils valaient bien plus cher, ils lui rétorquaient ironiquement : « Pas de ça, ma petite dame, on sait d’où ils viennent vos bijoux… Voulez-vous que nous cherchions où vous les avez achetés ? »
Elle se taisait, prenait la modeste somme qu’ils voulaient bien lui donner et se perdait rapidement dans la foule, suivie d’un regard lourd de haine et de convoitise. C’était drôle que ce vieux poste lui rappelle ces mauvais moments… Mais le regard dur des bijoutiers, elle le retrouvait à six cents kilomètres de Paris, dans les yeux des villageois qu’elle rencontrait chaque jour quand ils lui parlaient de sa famille…
« Il faudra que j ’ en aie le cœur net », se dit-elle, « qu ’ a-t-il pu se passer , pendant la guerre , qui ait changé les gens à ce point ? »
X
Le jour du pain
Le jeudi était jour de cuisson. Chaque famille avait “son jour” pour cuire son pain au four banal.
Aussi loin que remontent ses souvenirs, Yvette se revoyait toujours au four avec les Maury, les parents de Paulette. Toutes petites, les fillettes jouaient devant le foyer, dans cette poussière grise et impalpable qui stagnait dans l’air et piquait la gorge. Elles se roulaient avec un délice qu’atténuaient à peine les taloches de leur mère, dans ce tapis fragile et vaporeux aussi doux que la fourrure d’un chaton.
Yvette avait toujours aimé ce lieu. C’était l’endroit où les femmes se faisaient des confidences et où les petites oreilles curieuses apprenaient beaucoup de choses sur la vie du village, le mystère des naissances des frères, sœurs ou voisins, en ayant l’air de ne rien
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