La Trahison Des Ombres
chacun. Peterkin doit être prudent. Il n’a point de famille et on le
dit fol. Il en joue le rôle, mais il est fort rusé. Il faut qu’il se protège de
la superbe des nouveaux riches. Il craint une chose : qu’on l’emmène
ailleurs, dans un asile. Personne n’en est plus conscient que le Momeur. Où te
retrouve-t-il, Peterkin ? Vient-il sur ce chemin désert ? T’a-t-il
enseigné un poème ?
Grand-mère Crauford, à présent, ne quittait pas
Corbett des yeux.
— Au fil des ans, il a dépêché des messages
à telle ou telle jeune femme. Disant qu’un galant ou un soupirant a déposé un
cadeau, un gage de son admiration près de Devil’s Oak, de Brackham Mere ou
quelque part à Gully Lane. Peterkin porte ces messages. Personne ne se soucie
de lui, courant à droite et à gauche, en tous sens, sur la place du marché.
— C’est vrai, intervint la femme. Mais ce n’est
que le pauvre Peterkin. Il bavarde souvent avec les jeunes femmes, mais ne
pense pas à mal. Personne ne s’en offense.
— Bien sûr, rétorqua Corbett. Regardez-le :
innocent comme l’agneau. Il veut qu’on l’accepte et il parle. Notre assassin l’a
compris. Donc, il y a cinq ans, on aborde le jeune Peterkin. On lui apprend le
méchant petit poème, on lui confie un message...
— Et pourquoi obéirait-il ? coupa
grand-mère Crauford.
— Parce que le Momeur est effrayant. Il
porte un masque hideux. Il menace : si Peterkin ne s’exécute pas, les
maîtres de l’asile viendront avec charrette et verges. Votre protégé a déjà vu
ça, n’est-ce pas, Peterkin ? Quand la paroisse se débarrasse d’un
mendiant. Et il est terrorisé.
Corbett fit une pause et jeta un coup d’œil à
Ranulf. Dans cette chaumière humide, tout le fruit de sa réflexion de la veille
pesait à présent dans la balance. Il examina le visage cireux et non rasé du
simplet. La bouche était béante, mais les yeux plus méfiants qu’effrayés.
— Peterkin reçoit aussi des récompenses.
Parce que le Momeur tient un fouet d’une main et une pièce dans l’autre. Il n’a
qu’à se rendre à Melford, trouver une certaine jeune femme et lui délivrer un
message. Il pourrait refuser, mais pourquoi le ferais-tu, hein, Peterkin ?
Jamais, de toute ta malheureuse vie, tu n’as gagné un penny si vite. On te
donne des ordres simples : t’approcher de la jeune femme quand elle est
seule, jamais en groupe, et lui recommander de ne piper mot, mais, là encore,
elle ne va pas en parler à qui que ce soit.
— Ô mon Dieu ! Ô douce Vierge et tous
les saints ! gémit grand-mère Crauford qui comprenait à présent le
raisonnement du magistrat.
— Une ruse toute simple, insista Corbett.
Peterkin récite son message. Un peu plus tard on retrouve le cadavre de la
jeune femme dans la campagne...
— Il ne ferait pas de mal à une mouche !
l’interrompit grand-mère Crauford.
— Je n’ai point prétendu le contraire, mais
il est alors vraiment pris au piège. Il doit se souvenir que la victime est
cette même jouvencelle à qui il a parlé. Mais tu ne peux te confier à personne,
n’est-ce pas, Peterkin ? Le Momeur, la fois suivante, te l’a rappelé en t’abordant.
Bon, soupira le magistrat, Peterkin est complètement affolé. Cet épouvantable
Momeur le tient à sa merci. S’il avoue ce qui s’est passé, qui le croira ?
On commencera à le montrer du doigt. Tu n’aurais pas été le premier, Peterkin,
à être pendu comme un rat au gibet de la ville.
Le malheureux se mit à claquer des dents et à
trembler. Il tendit la main vers sa protectrice.
— Ce n’est qu’un niais, répéta-t-elle.
— Pas si sot que vous le croyez. Et vous le
savez ! Vous êtes-vous jamais demandé comment il se procurait la tourte ou
la douceur qu’il mangeait ? Ou avec quoi il achetait un affiquet au marché ?
— Les gens sont généreux, rétorqua-t-elle.
— Oh, j’en suis sûr ! Mais revenons
cinq ans en arrière. On accusa Sir Roger Chapeleys d’assassinats. Il fut pendu.
Les meurtres des jeunes femmes prirent soudain fin, ainsi que les visites du
Momeur, ou du moins c’est ce que je crois. Mais, vers la fin de l’été, cette
année, le Momeur resurgit. Peterkin n’a pas le choix : il doit obéir à ses
ordres. D’une façon ou d’une autre, tu as porté un message à Elizabeth, la
fille du charron, n’est-ce pas ?
La vieille femme prit la main du garçon et la
serra entre les siennes.
— Vous n’avez
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