La traque d'Eichmann
dans le fossé avait laissé sur son imperméable des éclaboussures de boue. Il portait toujours les lunettes opaques. Silencieux, raide comme un piquet, les bras immobiles le long du corps, il crispait et desserrait nerveusement ses poings.
Aharoni le fit asseoir sur le lit. Le prisonnier n’opposa aucune résistance quand on entreprit de le déshabiller. Il semblait si vulnérable, dans ses sous-vêtements usés et crasseux, qu’Aharoni se demanda comment cette créature pathétique pouvait être Adolf Eichmann, qui avait jadis tenu entre ses mains la vie de millions de Juifs dlvi . Le D r Kaplan commença à fouiller le corps et la bouche d’Eichmann, qui avait peut-être sur lui une capsule de cyanure. Il lui retira ses fausses dents pour les examiner.
Le prisonnier finit par rompre le silence en disant, d’une voix tendue mais claire : « Personne ne peut rester sur ses gardes pendant quinze ans dlvii . »
Rue Garibaldi, Eichmann avait d’abord cru que ses assaillants étaient des voleurs dlviii . Il avait compris qu’il avait affaire à des Juifs quand on lui avait précisé en allemand qu’on l’abattrait sans hésiter s’il appelait à l’aide. Il avait alors été pris de tremblements, avant de se ressaisir durant le long trajet en voiture. Et maintenant, il comprenait fort bien ce qu’on cherchait en le fouillant.
Le médecin examina les principaux organes du prisonnier, s’assurant ainsi que ce dernier ne risquait pas de perdre connaissance. Puis, sur ordre d’Aharoni, il observa méticuleusement le corps entier d’Eichmann, en quête de signes particuliers figurant dans le dossier du Mossad. Ils ne disposaient pas d’empreintes digitales, qui eussent permis une identification incontestable, mais si les marques corporelles coïncidaient – et, mieux encore, s’ils obtenaient ses aveux – ils n’auraient plus le moindre doute.
Le médecin trouva plusieurs cicatrices correspondant aux éléments du dossier médical et des témoignages oculaires ; par exemple, une cicatrice pâle de 4 centimètres sous le sourcil gauche, et une autre sur le sommet de l’épaule gauche dlix . En revanche, l’inspection du bras gauche ne permit pas de repérer le tatouage des SS ; il n’y avait là qu’une petite cicatrice irrégulière, qui pouvait signaler qu’on avait fait disparaître une marque.
Aharoni souhaitait commencer l’interrogatoire sans attendre, pour profiter du désarroi du prisonnier dlx . Il n’était sans doute pas un agent de terrain expérimenté, mais il était à coup sûr le meilleur interrogateur du Shin Bet. Il n’avait jamais recours à la violence, dont il savait qu’elle provoque des aveux mensongers. Il préférait épuiser ses victimes sous un feu roulant de questions, les laissant s’enferrer dans leurs propres mensonges et martelant les faits avérés jusqu’à ce que la vérité apparaisse comme la seule issue possible. Il avait étudié la psychologie appliquée et, dans le cadre d’un accord avec la CIA , avait appris à Chicago les méthodes de John Reid et de Fred Inbau, inventeurs des principales techniques d’interrogatoire.
Malkin et Shalom revêtirent d’abord le prisonnier d’un pyjama, puis l’allongèrent sur le lit en menottant sa cheville gauche au cadre métallique. On lui laissa ses lunettes opaques pour le déstabiliser davantage encore.
Aharoni posa sa première question à 21 h 15. Il s’apprêtait à passer une très longue nuit. Il connaissait le dossier d’Eichmann par cœur, si bien qu’il pouvait commenter ses réponses sans avoir à consulter de documents .
« Quel est votre nom ? demanda Aharoni d’une voix autoritaire dlxi .
— Ricardo Klement, répondit le prisonnier.
— Et avant celui-là ?
— Otto Heninger. »
Aharoni se raidit. Il n’avait jamais entendu ce nom-là, et il était surpris de constater que son prisonnier lui répondait avec calme, sans donner l’impression de mentir. Il changea alors de tactique, estimant qu’il n’obtiendrait un aveu qu’au moyen de questions indirectes.
« La date de naissance de votre troisième fils ?
— Le 29 mars 1942.
— Quel est son nom ?
— Dieter.
— Votre taille ?
— 1,78 mètre.
— Votre pointure ?
— 41.
— Tour de col ?
— 44. »
Les réponses fusaient presque aussi vite que les questions et, pour l’instant, correspondaient aux données figurant au dossier. Le prisonnier n’était pas en train de
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