La Violente Amour
tout dire, la salive en bouche, tant la faim
nous poignait.
J’avais
instauré cette quotidienne cérémonie du pain, pour ce que mon père m’avait
souvent répété qu’en cas de famine, ou à tout le moins de manque ou de besoin,
comme cela est fréquent en temps de guerre, le capitaine devait renoncer à ses
privilèges de rang et de noblesse, et avec ses soldats rigoureusement partager
le peu qui restait, à peine de perdre sur eux son autorité et, la faim aidant,
qui est mauvaise conseillère, de les mutiner, au moins en esprit contre
lui ; sans même, d’ailleurs, cet enseignement, j’eusse agi comme je le
fis, de par mon humeur et composition naturelles qui me portent à aimer ceux
qui me servent et à les vouloir heureux à mon service. Comme bien le lecteur le
sait, j’ai eu en la personne du roi Henri Troisième un maître excellent, d’une
bénignité et d’une libéralité sans limites, à telle enseigne que je ne peux
jamais à lui songer sans que me monte en cervelle un flux si soudain
d’affection et de gratitude que le nœud de ma gorge se noue et qu’à peu que me
viennent les larmes. D’où j’aspire à être à mon tour pour mes serviteurs un
maître de cette étoffe, et désire qu’ils m’obéissent, parce que leurs
sentiments pour moi les y inclinent autant que leur devoir.
Ce
20 juin, qui était le quarante-troisième jour du siège, j’avais décidé de
diminuer quelque peu les rations, au moins de pain car il n’y avait pas
apparence que la chair nous fît défaut, diminution que mes gens avaient
acceptée sans broncher, alors même qu’ils trouvaient – comme Miroul me le
dit – ma prudence excessive et ma peur de manquer tout à plein
irraisonnable, nos réserves étant ce qu’elles étaient. Or, ce matin que je dis,
comme nous nous préparions à porter chacun la main sur les parts que Miroul
venait de couper, on entendit toquer à l’huis et Miroul étant allé voir par le
judas qui c’était, me revint dire qu’une garce proprement vêtue qui se nommait
Héloïse et se disait ouvrière d’Alizon, demandait l’entrant. Ce qu’ayant
accordé, elle apparut, jolie et grandette drolette, encore que fort pâle, fort
maigre et tant faible et exténuée qu’à peine elle se tenait debout, vacillant
sur ses pieds mignons.
— Monsieur
mon maître, dit Héloïse en son vif parler de Paris, mais d’une voix fort ténue,
plaise à vous de me permettre de m’asseoir. Je n’ai point mangé de trois jours,
mes gambes ne me portent plus, et c’est à peine si j’ai pu me traîner
jusqu’ici.
— Mamie,
dis-je, assieds-toi, je te prie, sur cette escabelle. Mais d’où vient que tu
sois si démunie, Alizon te nourrissant pour la repue de midi ?
— Hélas !
dit-elle, notre maîtresse nous a désoccupées toutes. Ne le savez-vous
point ? Et fermé boutique, ces deux semaines écoulées, n’ayant plus de
chalands et ayant elle-même si peu à se mettre en bec.
Paroles qui me
laissèrent sans voix et me frappèrent d’âpres remords, n’ayant pas visité
Alizon une seule fois en dix jours, maugré les immenses obligations que je lui
devais. Cependant, m’accoisant dans les sentiments que j’ai dits, je ne laissai
pas d’apercevoir que la drolette, elle aussi, s’accoisait, et lui jetant un
coup d’œil, je la vis comme transie, le regard fiché sur les quatre parts de
pain qui étaient demeurées sur la table, et l’œil quasi sorti de l’orbite dans
l’avidité de cette contemplation.
— Ha !
Monsieur mon maître, dit-elle d’une voix faible et les narines dilatées, vous
avez encore du pain ! Et du pain de froment !
Ce disant,
elle fit un mouvement violent comme pour courre dessus et s’en emparer, mais
ses forces la trahissant, ou la vergogne lui revenant, je ne sais, elle retomba
sur son siège et demeura là, pâle, hébétée et tremblante, ne pouvant détacher
ses yeux du beau pain doré et odorant que Miroul avait découpé.
— Mamie,
dis-je, tu vois là quatre parts, et mes gens et moi-même étant quatre, il n’en
est point dont je peuve disposer, hormis la mienne dont je vais te bailler une
tranche pour t’aiser.
— Moussu,
dit Pissebœuf en oc, c’est folie ! Quelle raison avez-vous de bailler la
moitié de votre part à cette drola, plutôt qu’à l’une quelconque des
milliers de garces qui à’steure en Paris crèvent de verte faim ? Et de
quelle usance a pour elle cette tranche ce jour d’hui, si elle n’a
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