La Violente Amour
rien
demain ?
— Paix-là,
Pissebœuf ! dit Miroul, mais mollement assez, ce qui me fit apenser qu’il
n’était pas sans donner raison en son for à l’arquebusier.
Poussevent ne
pipa mot, mais à la façon dont il me vit rogner sur ma part, j’entendis bien
qu’il n’opinait pas différemment.
Je m’attendais
à ce que la mignote se jetât sur la tranche que je lui tendis et d’autant que
la salive lui coulait, à sa seule vue, des commissures des lèvres, mais loin de
la fourrer en gueule et de l’avaler d’un coup de glotte, elle s’approcha de la
table, et saisissant le cotel, elle la découpa avec beaucoup de soin en petits
cubes, qu’elle porta l’un après l’autre à sa bouche, mâchellant chacun d’eux
longuement, et quand elle eut fini, ramassant les miettes dans le creux de sa
petite main, et les y picorant comme un oiseau : spectacle que nous
envisageâmes dans le plus grand silence, tant il nous rendit sensibles les
tourments dont Héloïse avait souffert et que tant d’autres, hommes et femmes,
au même moment enduraient.
— Monsieur
mon maître, dit-elle, sans même songer à me dire un merci tant, à l’exclusion
de toute autre, la pensée du pain avait occupé sa cervelle,plaise à
vous que je vous parle bec à bec ?
À quoi,
pensant qu’elle avait se peut un message d’Alizon à me délivrer, je la pris par
le bras (qui me parut, sous mes doigts, fort maigre et fort léger) et je la
menai dans ma chambre, où au moment de parler, elle me parut tout soudain fort
vergognée, cillant, baissant la tête et excessivement rougissante.
— Eh
bien, Mamie, dis-je, parle ! Que te poigne que tu restes si coite ?
— Monsieur
mon maître, dit-elle à la fin, en levant l’œil sur moi qu’elle avait du bleu le
plus tendre, devant qu’elle me désoccupe, Alizon parlait souvent de vous,
tandis que nous cousions nos bonnets, déplorant de ne plus rien ouïr de votre
personne, ni de vous voir, et disant que c’était pitié que vous viviez avec vos
gens en ce grand logis, sans même une femme pour cuire votre rôt, et tenir les
chambres proprettes. À cela s’ajoutaient tant d’éloges de votre braveté et
bénignité que la pensée me vint, orpheline que je suis, sans aide et secours
d’aucun, dépérissant chaque jour au logis faute de pain et de pécune, d’oser
aller quérir de vous d’être votre chambrière…
Disant cela,
elle tremblait de cap à pié et fixait sur moi un œil bleu tant suppliant que je
me détournai, le cœur saisi de tant de compassion que le nœud de ma gorge se
noua.
— Mamie,
dis-je enfin d’une voix étouffée, cela ne se peut. Nous avons assez pour
quatre, et non pour cinq, et si je te prenais en mon emploi, cela diminuerait
grandement nos chances de nous tirer, saufs, de ce siège.
— Hé !
Monsieur ! dit-elle, aurez-vous le cœur de manger encore, quand le
populaire autour de vous périra de male faim ?
À cette
parole, que j’attendais peu, et qui me frappa comme flèche en poitrine, ma
conscience huguenote me monta en cervelle, me poignant d’une sorte de remords
qui n’avait pas été sans me tabuster depuis le début du siège de m’encontrer si
bien prémuni contre la faim alors que cette grande masse de peuple autour de
moi – nourrie par les prêchaillons dans l’illusion d’un prompt
secours – n’avait point fait – ou, pour les plus pauvres d’entre
eux – n’avait pu faire, en temps utile, provision. Sans doute la faute
n’en était pas à moi, ni aux politiques, qui voulaient la paix, mais au
zèle furieux des ligueux. Mais le fait était là : je mangeais et ils ne
mangeaient point. Et même en me disant : « Qu’y peux-je ? Si je
partageais mon envitaillement avec les seuls manants et habitants de la rue des
Filles-Dieu, ils n’auraient point à leur suffisance pour survivre une semaine,
et moi non plus. » Or, même en me disant cela, la nature humaine est si
étrange que je ne laissai pas pour autant de sentir qu’il y avait quelque péché
à se préférer soi à tant de gens.
Agité de ces
pensées, je marchais qui-cy qui-là dans la chambre, et sentais sur moi le
regard tant anxieux et suppliant d’Héloïse que c’est à peine si j’osais
l’envisager à mon tour.
— Mamie,
dis-je en m’arrêtant à la parfin devant elle, je te le dis encore : cela
ne se peut.
À quoi
vacillant sur ses pieds comme si je l’eusse souffletée, elle me saisit
l’avant-bras de sa main
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