La Volte Des Vertugadins
ses affaires lui en laisseraient le loisir. Le Roi le lui permit et
Bassompierre commença sa lecture, ce qui eut du moins l’avantage de diminuer
quelque peu les murmures qui remplissaient la chambre d’un incessant
bourdonnement. La voix du Comte avait un timbre très agréable et il lisait fort
bien, articulant avec un soin particulier, comme font d’ordinaire les étrangers
quand ils parlent notre langue à la perfection.
De l’aveu général, L’Astrée d’Honoré d’Urfé est un
roman des mieux écrits et des plus touchants, et bien que je l’aie lu et relu,
et en sache par cœur les plus beaux passages, j’éprouvais le plus vif plaisir à
l’entendre réciter à voix haute, non point seulement à cause de la beauté du
langage, mais parce que les sentiments si élevés de Céladon envers Astrée me
renvoyaient à ceux que j’éprouvais avec tant de force pour Madame de
Lichtenberg.
Comment n’aurais-je pas pensé à elle quand j’oyais
ceci : « Céladon fut tellement épris des perfections d’Astrée que
rien ne put l’empêcher de se perdre entièrement en elle. Il est vrai que si en
la perte de soi-même on peut faire quelque acquisition dont on se doive
contenter, Céladon peut se dire heureux de s’être perdu si à-propos pour gagner
la bonne volonté de la belle Astrée qui, assurée de son amitié, ne voulut pas
que l’ingratitude en fût le paiement, mais plutôt une réciproque affection avec
laquelle elle recevait son amitié et ses services. »
Ces lignes, si bien dites par Bassompierre, me jetèrent
quasiment hors de moi-même, tant elles me remplissaient de joie. Car si pour
Bassompierre – et peut-être aussi pour le Roi – la belle Astrée ne
put qu’elle ne prît les traits de Mademoiselle de Montmorency, pour moi, étant
tout plein de la Gräfin, et « me perdant en elle », comme dit
si bien Honoré d’Urfé, j’y voyais le présage qu’elle ne tarderait pas à me
rendre tout l’amour que j’éprouvais pour sa personne. Car je disais « amour »
et non « amitié et affection », termes que je trouvais
quelque peu chattemites sous la plume de notre auteur.
En même temps, je ne laissais pas d’observer le Roi tandis
que, haussé sur ses oreillers, il paraissait oublier ses souffrances à ouïr
cette lecture, sa physionomie si mobile trahissant, de minute en minute, une
émotion aussi vive que la mienne. J’en demeurai béant. Mon père m’avait décrit
tant de situations précaires et périlleuses dont ce grand Roi s’était tiré par
les mille et une ruses – d’aucunes fort machiavéliques – que lui
inspirait sa féconde cervelle, que je fus étonné qu’il subsistât en lui assez
de fraîcheur, pour ne pas dire de naïveté, pour s’identifier à Céladon, alors
même que sa condition, son âge et ses misères physiques paraissaient le confiner
dans un rôle plus austère.
Sur le coup de onze heures, on apporta le dîner du Roi qui,
pour une fois, mangea à l’heure, mais au lit, et fort peu, sur l’ordre des
médecins : un bouillon de légumes, un fromage blanc sucré, une compote de
pommes et de l’eau, laquelle était en flacon bouché, car elle provenait d’une
source thermale en laquelle Sa Majesté avait grande confiance. Bassompierre
profita de cette interruption pour obtenir son congé et le Roi, tout en
mangeant, me demanda si j’étais disposé, sa repue terminée, à prendre le
relais. Je ne fus pas sans apercevoir que le Comte ayant lu si bien, Sa Majesté
appréhendait que je lui succédasse. Cette appréhension me piqua et je résolus
de lui donner le démenti en me surpassant. Bassompierre avait lu en lecteur. Je
décidai de lire en comédien, variant les intonations et imitant les voix –
masculines et féminines – des personnages.
Henri, surpris d’abord, ne tarda pas à être charmé par
l’animation que je donnai au texte. Ma réussite redoubla mon audace et d’autant
plus que j’observais à mon grand contentement qu’il n’était pas le seul à
l’apprécier, car le bourdonnement des murmures cessa tout à fait dans la
chambre pour laisser place à ce silence attentif et, pour ainsi dire, suspendu,
qu’on observe à la comédie, quand la pièce est bonne. Je lus une grande heure
sans éprouver la moindre fatigue, tant mon succès me portait et j’eusse
continué ainsi jusqu’à ce qu’Henri se lassât, si Monsieur de Montespan n’était
entré dans la chambre d’un pas vif. Avec une
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