L'abandon de la mésange
année…
– Peux-tu imaginer la quantité de légumes
qu’ils ont cultivés et vendus ?
Côme se mordit la lèvre supérieure, le regard
assombri. Élise calcula qu’il devait avoir vingt et un ans.
– Il s ont dû récolter des millions de
chicons. Je ne voudrais pas les décevoir.
Elle ne savait que dire. Côme incarnait cette
belle générosité qui la séduisait depuis qu’elle était là. Il participait à
toutes les tâches et corvées. La ferme de ses parents était aussi la sienne. Il
aidait sa mère à laver la vaisselle et, ce soir, il cousait un bouton. Élise
soupira. Elle venait de découvrir que Côme était aussi un fils reconnaissant.
Elle se promit de remercier sa propre mère d’avoir réalisé le vœu de son père
en lui offrant ce séjour. Durant ces lourdes secondes, elle parvint difficilement
à décrocher son regard de celui de Côme. Ce dernier la pria de s’approcher avec
la brochure, et ensemble ils voyagèrent en chuchotements à travers les pages et
les images. Ils virent Bruxelles, sa Grand-Place et le Manneken-Pis, qu’il
avait cru grandeur nature alors que le petit pisseur avait à peine vingt-quatre
pouces de hauteur.
Élise tourna les pages le plus silencieusement
possible. Rien de ce qu’elle voyait sur ces photographies ne ressemblait à
Montréal. Côme lui parla du pavillon américain, où il avait pu voir la
télévision en couleur et entendre un message du président Eisenhower. Il lui
décrivit l’Atomium, cette drôle de chose en aluminium qui enleva à Élise le
goût d’apprendre la chimie. Il lui confia qu’il s’était expédié au moins deux cartes
postales par jour.
– C’est moins ennuyant que de tenir un
journal.
En chuchotant elle aussi, elle lui demanda si
elle pourrait les voir.
– Les voir, oui, mais tu ne les liras
pas…
Élise rougit et baissa les yeux. Ils prirent
congé l’un de l’autre en haut de l’escalier. Il lui serra la main pour lui
souhaiter une bonne nuit et elle la retira aussi lentement qu’elle put. Ni lui
ni elle ne savaient comment mettre fin à cette soirée qu’ils auraient bien
prolongée jusqu’aux aurores.
Élise, envahie par un sentiment qu’elle
n’avait jamais connu, ne pouvait fermer l’œil. Elle négligea de tirer le fin
rideau de sa chambre, fascinée par la noirceur de la nuit. Elle demeura
longtemps à la fenêtre, à respirer cette totale obscurité qui n’existait pas à
Montréal. Non seulement cette nuit était-elle vraiment noire, mais elle
chantait. Élise entendit une étrange cacophonie de cris d’oiseaux et de
chauves-souris, d’aboiements, de meuglements et d’autres sons qu’elle ne
pouvait identifier. Était-ce à cause de cette impudeur de la nature qu’elle se
sentait enivrée par l’odeur de Côme ? Était-ce parce que la terre
transpirait qu’elle ne cessait elle-même de soupirer ? Elle repensait à
Côme, dont elle avait regardé bouger les lèvres avec une folle envie de les mordre
quand il lui avait raconté ses vacances. Mille fois elle s’était demandé si
c’était cela, l’amour, et mille fois elle avait répondu oui. Elle ne pouvait
s’expliquer qu’à la fois sa tête et son corps étaient amoureux. Incapable de
comprendre les sensations étranges qui l’assaillaient, elle s’allongea
finalement, une jambe par-dessus le drap pour tromper la chaleur de la nuit.
Elle s’endormit sans entendre Côme pénétrer dans sa chambre, pas plus qu’elle
ne l’entendit déposer au pied de son lit un petit paquet ficelé. Elle n’eut pas
non plus conscience de son souffle timide et tiède sur sa cheville découverte.
* * *
N. et M me Vandersmissen
invitèrent Blanche et Micheline à partager avec eux le dernier repas d’Élise à
leur table. Blanche accepta à la condition d’y venir en train et non en
voiture. M. Vandersmissen irait donc les chercher à la gare et il invita
Élise à l’accompagner. Elle refusa poliment, sous prétexte qu’elle devait
boucler ses valises. Il feignit de la croire et il lui sourit même si son cœur
de père s’inquiétait de la réaction de Blanche quand elle apprendrait que lui
et son épouse avaient manqué à leur devoir. Côme et Élise avaient osé, sous
leurs yeux, non seulement veiller à des heures impossibles, mais aussi se tenir
par la main lorsqu’ils marchaient dans les champs ou dans les bois. Ravie de
savoir son fils amoureux de la fille de ce bon M. Lauzé, M me Vandersmissen
avait
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