L'abandon de la mésange
néanmoins exhorté son mari à ramener leur fils à la raison.
– Et à quelle raison voudrais-tu que je
le ramène ?
– Jamais d’amours pendant l’année
scolaire.
– Notre fils entre à l’université,
Mimine ! C’est un homme !
– Mais il ne dort plus ! À table, il
chipote et n’avale presque rien.
– C’est parce qu’il la mange des
yeux !
M. Vandersmissen tentait maladroitement
de dédramatiser les amours des jeunes.
– Tu as vu tout le poids qu’ils ont
perdu ?
– C’est qu’ils ont travaillé comme dix
pour s’impressionner mutuellement…
Élise et Côme se levaient à l’aube,
déjeunaient rapidement d’un bol de gruau, de rôties tartinées de confitures de
fraises pour elle, de miel ou de graisse de rôti de porc pour lui. Puis ils
s’occupaient des animaux tandis que M. Vandersmissen déjeunait à son tour.
Ils se rejoignaient ensuite tous les trois devant les bâtiments et partaient
pour les champs, Élise coiffée d’un chapeau de paille et Côme, d’une casquette
décolorée par le soleil et le sel de sa transpiration. Derrière le tracteur que
conduisait M. Vandersmissen était accrochée une benne dans laquelle ils
s’assoyaient côte à côte. On y avait fixé une espèce de convoyeur et c’est sur
le ruban de cette machine qu’Élise et Côme, agenouillés face à face ou pliés en
deux, plaçaient les pommes de terre qu’ils triaient au fur et à mesure qu’ils
les extirpaient. Ils avaient les mains écorchées, les genoux douloureux et la
peau brûlée malgré l’absence de l’intense chaleur habituelle de juillet. Ils
changeaient fréquemment de côté, s’offrant un répit pour les yeux. Quand Élise
était du côté du soleil, elle clignait des yeux, concentrée sur son travail et
condamnée à ne voir que la silhouette de Côme. Ils se rafraîchissaient en même
temps, buvant l’eau du même thermos.
Ils rentraient un peu avant le couchant. Élise
montait à sa chambre et s’écroulait sur son lit en se frottant les
articulations. Il lui arrivait parfois de s’endormir, mais l’odeur de la bonne
nourriture parvenait toujours à la tirer de son sommeil ou de sa torpeur. Elle
passait ensuite à la salle de bains. Elle avait négocié un bain aux deux jours,
pour lequel elle avait promis de ne pas faire couler plus de quatre pouces
d’eau – à son grand désespoir –, le puits étant presque à sec. Côme,
lui, se douchait en une minute, montre en main. Après le repas, ils lavaient la
vaisselle, en profitant pour s’effleurer la main ou le bras, puis ils lisaient
ou écoutaient de la musique. Ils avaient dansé une fois dehors sur une chanson
qui parlait de first love affair , de Sal Mineo. Élise, qui comprenait et
parlait mieux l’anglais que Côme, traduisait maladroitement les paroles, les
trouvant osées.
And once you’ve chosen to share… your first
love affair…
– Et quand tu choisis de partager… ta
première affai… histoire d’amour… On peut dire « histoire
d’amour » ?
– Ou « tes premières amours »…
You’re different in so many ways…
– Tu es différent de tant de façons…
Il l’étreignit, lui chuchotant dans l’oreille
qu’il était si différent qu’il avait du mal à se reconnaître. S’armant de
courage, Élise lui répondit qu’elle ne savait pas en quoi il était différent,
mais qu’elle ne pouvait faire autrement que d’aimer ce qu’il était devenu.
Le compte à rebours ayant commencé, Élise
avait perdu le sommeil. Non seulement devait-elle quitter Côme, mais elle
allait retomber dans la folie de Conrad à moins qu’il n’ait découvert une autre
dulcinée à qui déclarer sa flamme. Elle n’avait jamais révélé à Côme ses
troublants démêlés avec le jeune Ballard, gardant secrètes ses peurs et sa
découverte de la grossièreté. Si elle ne lui avait pas parlé de l’agonie de son
père, elle avait sangloté à fendre les pierres en cherchant des mots pour lui
décrire le son qu’avaient fait les mâchoires en s’attachant. Côme avait pleuré
avec elle.
En moins de trois semaines, Élise s’était vue
grandir et vieillir. Les lendemains ne ressemblaient plus nécessairement à une
salle de classe, mais à quelque chose de différent qui s’était immiscé dans sa
tête. C’était la première fois, depuis le décès de son père, qu’elle sortait du
passé. Maintenant qu’elle voyait se dessiner un semblant d’avenir,
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