L'abandon de la mésange
Je vous
paie pour trois heures et vous stationnez devant un hôtel…
– Il n’y a pas d’hôtels dans ce coin-ci
de la ville. C’est bien gentil, mais je vous remercie. Je travaille, cette
nuit.
Élise mourait d’envie de voir un réveillon
d’hôtel. Elle aurait voulu être offusquée par les propositions du jeune homme,
mais elle en était incapable. Claude était drôle et sympathique. La nuit était
belle et la neige n’avait cessé de tomber. Elle se prit à espérer de ne plus
avoir d’autres clients.
– D’abord, allez conduire le cheval à
l’écurie, on le couche pour la nuit, puis on se sauve.
Il lui jeta un regard si suppliant qu’Élise
accepta. Oh ! le plaisir qu’elle aurait à danser et à manger ! Et
tant pis si elle avait ni paillettes ni fourreau, elle allait s’amuser et rire.
Ils couvrirent Oscar et sortirent en riant après
avoir déposé trente dollars – Élise n’osait regarder les billets tant elle
était gênée – dans l’enveloppe destinée à M. Avoine. Ils entrèrent à
l’hôtel et furent immédiatement remarqués. La sœur de Claude, qui s’appelait
Nicole, et son fiancé, Roger, tournèrent autour de la réception pendant une
bonne heure avant d’oser louer une chambre. Élise en était mal à l’aise, mais
Claude était si gentil qu’elle ne s’en formalisa pas. Ils dansèrent le
rock-and-roll et elle vit qu’il était meilleur danseur qu’elle. En fait, il
dansait si bien que toutes les filles, même celles qui étaient accompagnées, se
trémoussaient pour qu’il les invite. Il fallut qu’Élise lui demande grâce et
s’assoie quelques minutes pour qu’il se déchaîne avec une jeune fille en robe
de shantung rouge vin. Élise colla ses genoux ensemble et rabattit sa jupe. Les
autres danseurs s’étaient écartés pour leur laisser toute la piste et ils les
encourageaient en criant et en chantant : « We’re gonna rock
around the clock tonight ! » Le spectacle en valait la peine et
Élise attendait Claude sagement quand il s’affala enfin près d’elle en
soufflant comme un bœuf, la cravate à moitié arrachée, les cheveux en bataille
et le visage radieux.
– Qu’est-ce que tu bois, Élise ?
– Un Shirley Temple.
Il commanda deux « rhum &
Coke », trinqua et avala le sien comme une limonade. Il en demanda un
deuxième tandis qu’Élise trempait encore ses lèvres dans le sien. Quelques
danseurs enivrés se dirigèrent en caracolant vers le buffet que les serveurs
venaient de regarnir. Claude et Élise les imitèrent. Élise se goinfra,
l’appétit creusé par le grand air, et Claude but plusieurs autres verres de
rhum. Quant à Élise, elle en était encore à son troisième, plutôt ravie de ne
ressentir aucun effet. Profitant d’une pause de l’orchestre, elle demanda à
Claude ce qu’apprenait un futur agronome.
– J’ai pas vraiment envie de parler de
ça, mais si ça t’intéresse… J’apprends la biologie, la chimie, la physique, la
pédologie… Veux-tu en savoir plus ?
– Apprends-tu la terre et les
fleurs ?
– Sûr ! La botanique, l’irrigation
des sols… Pourquoi tu veux savoir ça ?
– Parce que mon… parce qu’un jour je vais
vivre à la campagne.
Claude éclata d’un rire si communicatif
qu’elle l’imita en se demandant ce qui le faisait rire.
– À la campagne ! À la
campagne ! T’es pas une fille de la campagne qui travaille en ville ?
– Non. Je suis d’Outremont.
– D’Outremont ? Il rit encore plus
fort. Et tu veux vivre à la campagne ?
– Absolument ! Je déteste la ville.
– En tout cas, t’as déjà le bon
parfum !
Élise se figea. Emportée par l’idée du
plaisir, elle n’avait pas pensé qu’elle allait traîner avec elle les effluves
de l’écurie. Elle se leva, s’agrippa au dossier de sa chaise et cligna des yeux
parce qu’elle voyait deux Claude. Elle inspira profondément et le salua d’un
signe ridicule.
– So long, buster !
Elle alla directement au vestiaire et vit
qu’on avait suspendu son manteau dans un coin, seul. Elle franchissait la porte
lorsque Claude la rejoignit en titubant.
– Monte pas sur tes grands chevaux !
Il s’esclaffa de nouveau tandis qu’elle
tentait d’accélérer le pas, mais ses pieds étaient si lourds qu’elle vérifia si
les bottes qu’elle portait étaient bien les siennes. Claude lui saisit le bras
et elle s’en détacha si rapidement qu’il tomba à la
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