L'abandon de la mésange
Élise se calmait. Ses souvenirs
d’enfance l’assaillaient en couleur.
– Mon père ?
– Ton père, mademoiselle Élise, laissait
sa dignité à tout le monde.
Élise sourit et détourna la tête.
M. Philippe continuait à la regarder, comprenant ce qu’elle-même n’avait
peut-être pas compris. Il voyait se calmer ses mains, aussi agitées qu’elles
l’avaient été aux côtés de son pauvre père quand il avait vu la mort attendre
derrière la fenêtre de sa vie et l’avait laissée entrer. Élise reprit ses
esprits et le regarda.
– C’est la première fois que je prends le
train depuis que…
– Dis-le. T’es une petite sorcière, tu me
l’as dit, alors crache le mal. Depuis que…
Elle le dévisagea, tétanisée. Que pouvait-elle
dire ?
– Depuis que… ?
Élise écrasa une larme. Elle regarda d’abord
dehors, puis s’arrêta aux visages des passagers qui revenaient du
wagon-restaurant. Elle se racla la gorge et inspira profondément. C’était la
deuxième fois, depuis le matin, qu’elle se sentait prisonnière, coincée comme
dans un confessionnal.
– Je vais t’aider. Depuis que le train
s’est brisé sur la voie et que…
–… et que j’ai tué mon père.
M. Philippe sursauta, se pencha vers elle
et joignit les mains sur les siennes.
– Tu t’es laissé pousser des verrues sur
l’âme. Pour tuer ton père, il aurait fallu que tu sois la mâchoire du train.
Élise éclata en sanglots.
– C’est pas parce que t’es une sorcière
que tu peux tout contrôler et te tenir responsable du hasard. Jamais.
Devant son sourire tout blanc et ses yeux doux
et bruns, Élise sécha ses dernières larmes et ferma les yeux. Le visage sous un
rayon de soleil échappé par une trouée dans les nuages, elle vit le sourire de
son père et rêva de Côme.
– 11 –
1961
Emmitouflée, un chapeau calé jusqu’aux yeux,
Élise conduisait sa carriole sur le mont Royal, sous une neige diaphane qui
laissait deviner la lune. Son cheval expira bruyamment par les naseaux pour se
moucher et ses clients rirent à tue-tête. Elle en profita pour laisser
vagabonder son esprit comme elle le faisait fréquemment lorsqu’elle n’osait
crier son bonheur.
Sa mère ne comprenait pas qu’elle ait balayé
de la main les belles professions, d’autant plus que les religieuses lui
avaient finalement posté son diplôme bene probatus . Élise avait tenu la
tête de sa classe et elle aurait dû obtenir un magna cum laude . Elle
avait cependant refusé d’aller contester sa note. Sa mère l’avait suppliée de
le faire, lui offrant même de l’accompagner.
– Nous abaisser devant des bonnes femmes
qui ont rien de plus que nous sauf une cornette ? Jamais, maman !
Sa pauvre mère lui répétait encore qu’elle
aurait souhaité que, à l’instar de sa grand-mère et d’elle-même, elle soit
institutrice ou infirmière, ou même médecin… Élise avait cessé de compter le
nombre de fois qu’elle avait entendu l’histoire de l’échec de son inscription
en médecine.
– La seule différence entre le docteur
Martel et moi, dans la colonie, mis à part ses revenus, c’était que je ne
pouvais faire d’interventions chirurgicales. J’ai quand même été forcée
d’expédier mon pauvre Paul à Montréal pour le faire amputer. C’était une
question de vie ou de mort… J’ai failli tout abandonner, j’avais mutilé mon
frère.
– Et s’il était mort ?
– Ma vie aurait été finie.
Élise n’eut aucune difficulté à le croire. Son
père lui avait fréquemment raconté, jusque dans les heures qui avaient précédé
l’accident, que sa mère n’avait jamais eu froid aux yeux et n’avait pas craint
de s’expatrier au fin fond de la province. Il en avait toujours parlé avec une
admiration sans bornes.
La mère qu’elle connaissait était une femme
semblable à toutes les mères qu’elle voyait, à part ses convictions
religieuses. Elle ne pouvait l’imaginer marchant dans la forêt, la nuit, une
lampe à huile dans une main, une trousse médicale dans l’autre, offerte aux
voyous ou aux animaux, sans personne pour la protéger à des milles à la ronde.
Comment avait-elle été capable de chevaucher une monture à travers bois pour
aller secourir un colon blessé par une scie ou une hache ? Élise ne
pouvait concevoir que sa mère, si frêle et fragile, ait parcouru en hiver des
milles et des milles, assise sur une luge tirée par un chien,
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