L'abandon de la mésange
Il
savait qu’elle n’avait envie que de sentir son doigt lui caresser la racine des
cheveux sur le front et dessiner le contour de ses lèvres. Sans poser de
questions, il s’approcha pour lui parler tout doucement afin de ne pas être
entendu de l’oncle Paul.
– Bonne nuit, ma douce, ma femme.
– Bonne nuit, mon amour.
– Parlant de femme, j’ai oublié de te
dire que Claude va se fiancer à Noël et se marier le printemps prochain.
– 18 –
1963
Élise était plus qu’embarrassée. Elle ne dit
pas un seul mot en voyant la clôture métallique s’ouvrir sur une allée bordée
d’arbres squelettiques et ridicules, pensa-t-elle, par comparaison aux résineux
dont les branches ployaient sous des guirlandes de lumières.
La maison des Delambre était immense, perdue
sur le versant du mont Royal du très anglais Westmount, tandis que les
Canadiens français d’Outremont avaient choisi l’autre flanc de la montagne,
meublé d’aussi jolies propriétés, peut-être un tantinet moins cossues, mais
aussi immenses et arrogantes. L’Outremont de la famille d’Élise avait toujours
été l’Outremont d’en bas, plus modeste avec ses cottages discrets, ses maisons
à revenus, ses commerces et ses terrains moins vastes, moins arborés et moins
fleuris. Apparemment, les Delambre avaient réussi à franchir cette frontière
invisible, vestige séculaire des querelles entre les Anglais et les Français.
Depuis qu’ils avaient quitté la maison de sa
mère, où ils avaient pris le souper du 24 décembre, Élise se demandait si elle
devait rire ou pleurer. Sa sœur Micheline, après avoir mis un grain de poudre
sur son nez et deux taches de rouge, bien inutiles, sur ses lèvres déjà
pulpeuses et luisantes, avait enfilé son manteau au moment de leur départ et
s’était faufilée derrière eux. Lorsque sa mère lui avait demandé où elle
allait, elle avait répondu qu’elle ne voulait pas manquer les fiançailles de
Claude Delambre.
– J’imagine que personne n’y verra
d’objection, puisque tu t’es si bien occupée de lui au mariage de ta sœur. Mais
est-ce que... ?
Micheline était déjà dehors lorsque Côme et
Élise s’étaient regardés. Ni l’un ni l’autre n’avait osé lui demander si elle
avait été invitée.
Élise connaissait depuis septembre les
problèmes et le chagrin qu’aurait sa sœur, mais elle n’avait pas réussi une
seule fois à s’en ouvrir, ce qui la désolait. Elle espérait que Claude avait
été correct avec elle et l’avait ménagée en l’informant qu’ils devaient rompre.
Chaque fois qu’elle avait parlé à sa mère au téléphone, celle-ci n’avait jamais
mentionné un quelconque changement dans le comportement de Micheline, ce qui
était rassurant quant à l’attitude de Claude. Ce fut Côme qui lui administra
une douche froide en émettant l’hypothèse qu’il ne lui en avait peut-être pas
parlé.
Élise s’en était ouverte à Jacqueline, ne
cessant de hocher la tête en lançant à son amie des regards suppliants.
– Je ne sais pas quoi faire pour la
protéger. Elle va se faire blesser. Qu’est-ce que tu dirais si je l’invitais à
venir vivre ici un bout de temps après les fêtes ?
– Pour quelle raison ?
– Ça empêcherait Claude de la voir.
– Voyons, Élise !
– Tu te rends pas compte, Jacqueline. Ma
sœur a dix-neuf ans. Son amoureux, pour ne pas dire son amant, se fiance !
– J’ai déjà connu ça, un homme à femmes
multiples.
– Si je demandais à Côme de le
raisonner ? Peut-être qu’entre hommes...
– Mêle pas tout le monde aux affaires de
ta sœur.
– J’ai jamais pensé qu’elle était
sérieuse quand elle m’a dit, avec une assurance à me rendre malade :
« Il m’a, moi. »
– Je peux rien te dire, Élise, j’ai pas
de sœur.
– Tu peux quand même me donner un conseil
d’amie... Je t’en voudrai pas si je suis pas d’accord.
– O. K. Mêle-toi de tes affaires. Tes
bébelles, puis dans ta cour, Élise.
Élise lui avait souri de ce sourire qui aurait
pu faire fondre toute la neige dont un hiver hâtif avait déjà saupoudré les
champs, mais le sourire que Jacqueline avait vu était lui-même de glace.
Côme et Élise avaient donc été invités aux
fiançailles de Claude, qui auraient lieu dans la maison de son père. Aussi
avaient-ils reporté les célébrations de famille au jour de l’An 1963,
célébrations qu’avait déjà préparées « M
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