L'absent
apitoyés, laissèrent les deux supposés cousins
s’acheminer sans gardien dans la cour. Une fois seuls, marchant côte à côte
vers le palais, la conversation changea de registre :
— Nous avons su que vous vouliez rentrer à Paris,
disait Octave, je viens donc prendre votre place, si c’est possible.
— Je peux arranger ça avec Monsieur Constant, le
premier valet dont je dépends, il décidera.
— Vous saurez le persuader ?
— En lui tirant des larmes, peut-être, dit Chauvin en
gloussant.
— Dites-moi, ça ne vous a pas tellement ému que
j’annonce la maladie imaginaire de votre femme.
— Je ne suis pas marié.
— Moi non plus, dit Octave, je me consacre en entier à
notre cause.
— Le roi va revenir à Paris, c’est bien vrai ?
— Je le crains.
— Vous le craignez ?
— Si je le crains ?
— Vous venez de le dire.
— Vous avez mal entendu, Chauvin, je disais en
raccourci : oui, je crois que Louis XVIII va enfin régner,
grâce à l’appui des alliés, qui m’ont délivré un laissez-passer que d’ailleurs
je vous donnerai, il est à votre nom.
— Les soldats ne vous ont pas fouillé ?
— Si, mais ils cherchaient une arme, un pistolet, un
couteau, un poinçon, pas une feuille de papier pliée. Je l’avais glissée dans
la coiffe de mon chapeau au dernier poste autrichien.
Comme ils montaient les degrés de l’escalier en fer à
cheval, au milieu de la façade Renaissance de Fontainebleau, un aide de camp en
pantalon garance les accosta et demanda à Octave, qu’il dévisageait :
— C’est vous, monsieur, qui arrivez de la
capitale ?
— Oui.
— Suivez-moi, s’il vous plaît.
Octave avait déjà vu l’Empereur mais à la dérobée et dans
une foule, place du Carrousel, quand il plastronnait sur son cheval dressé
devant les bataillons en ligne de sa Garde. Il était aujourd’hui devant lui,
continuait à discuter avec le duc de Bassano et le major général Berthier comme
si le visiteur convoqué n’existait pas. Octave se sentait godiche, avec son
vêtement mal coupé et ce chapeau qu’il tripotait gauchement. Napoléon avait la
tête penchée, le menton renflé en bourrelets sur sa cravate. C’était un petit
rondouillard, les mains sous les basques à revers de son habit de
colonel ; les franges d’or de ses épaulettes frémissaient dès qu’il avait
un mouvement nerveux. Le gilet blanc, dont un bouton était défait, se tendait à
craquer sous la poussée d’un ventre qui débordait de la culotte. Il avait le
visage arrondi, un teint de bile ; des cheveux peu fournis, trop fins, lui
tournaient en ponctuation sur le front ; le nez, la bouche, sertis dans la
graisse, surprenaient par leur dessin délicat. Lorsqu’il leva son regard pour
le fixer, Octave crut que l’Empereur lui jetait un charme : il avait des
yeux bleus comme la Méditerranée, quelque chose de magnétique, quelque chose de
sorcier ; il parlait vite, mangeait les syllabes :
— Vous étiez hier soir à Paris ? Comment se
comportent les occupants ?
Octave était paralysé, bête comme un novice.
— Un sacré empoté, votre loustic ! dit l’Empereur
à Maret.
— Il n’a pas dormi, sire.
— Moi non plus.
— C’est la première fois qu’il a l’honneur de se
trouver en présence de Votre Majesté…
— Je vous effraie, mon garçon ?
Dépassant le malaise, Octave réussit à bafouiller d’une voix
monocorde :
— Vous effrayez surtout nos ennemis, sire.
— Parlons-en.
L’Empereur lui donnait un ordre. Après tout, si Octave
n’avait jamais connu une situation plus impressionnante, il en avait supporté
de plus dangereuses, évité des poignards, des balles sifflantes. Il inspira et
ravala sa salive :
— Je les ai vus dans nos rues, sire. Ils n’ont pas
commis de désordres. Pour l’instant, ils profitent de leur conquête, ils
chantent, ils visitent, ils vont se distraire et boire dans les salons du
Palais-Royal.
— Qu’ils s’engourdissent ! Nous allons les réveiller.
À combien estimez-vous ces étrangers dans les murs de Paris ?
— À une quarantaine de mille, sire, d’après les
royalistes qui collaborent avec le gouverneur russe. Ils tiennent aussi les
hauteurs de Montmartre et de Belleville avec des canons.
— Entre la Seine et les rives de l’Essonne ?
— J’ai parcouru ce chemin de nuit, et en partie les
yeux bandés, après Juvisy, mais j’ai vu la lumière de leurs camps, j’ai
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