L'absent
aux aguets. Nous autres, les domestiques, nous écoutons
tout, nous voyons tout et personne ne nous remarque, nous sommes des meubles,
les maîtres parlent en confiance.
Octave avait déjà récité à Chauvin son passé d’émigré, et il
feignait de découvrir que la valetaille recueillait les échos, les caprices,
les secrets. Il le savait de naissance : son père avait été successivement
valet de chambre d’un duc sous Louis XVI, limonadier dès la Révolution,
informateur du Comité de sûreté générale ; avant Thermidor, car il avait
du nez ou de bonnes sources, il s’était lui-même dénoncé à ces Jacobins dont il
était un agent actif, sauvant sa tête quand celle de Robespierre tomba ;
il servit aussitôt la police du Directoire puis celle du Consulat, avant de
mourir dans son lit, le foie dévasté par les pichets. Octave avait tout appris
dans la taverne de son père. Les anciens domestiques de la noblesse la
fréquentaient et échangeaient des informations utiles. Jeune encore, Octave y
avait connu Monsieur Nicolas, dit le Hibou parce qu’il rôdait la nuit dans
Paris, avec son manteau bleu et son bâton de crocheteur. Lui aussi avait
survécu à toutes les politiques, et on le laissait publier des textes crus en
échange de rapports précis sur la vie nocturne, ses bouges et ses marquises,
qu’il livrait sous des pseudonymes. Quand Octave se lia d’amitié avec lui,
Monsieur Nicolas travaillait au bureau de surveillance de la correspondance des
émigrés et des étrangers ; il avait initié Octave à son métier, à ses
malices, à ses plaisirs cachés, à ses risques ; il lui avait aussi
enseigné la grammaire et l’amour du langage, voilà pourquoi le jeune homme
s’était retrouvé publiciste au Journal de l’Empire ; il donnait des
feuilletons littéraires, recopiait Plutarque, en le déformant sans vergogne
pour édifier le public : Brutus ne poignardait plus César, Néron couvrait
sa mère de cadeaux et de titres au lieu de la faire égorger pour complot ;
sous l’Empire, même l’Antiquité devait être modèle. Le zèle d’Octave, son
talent où pointait l’ironie, avaient attiré l’attention du duc de Bassano que
la presse intéressait : il avait créé le Bulletin de l’Assemblée
nationale d’où sortit l’ultra-officiel Moniteur. Ils bavardèrent
ensemble. Le duc embaucha Octave quand il mesura sa connaissance, par l’office,
des milieux royalistes…
Octave et Chauvin arrivaient en ville. Avant de traverser la
rue principale, ils laissèrent défiler des escadrons de cavalerie qui venaient
de l’est, des milliers d’hommes armés aux uniformes sales, indistincts,
sûrement la Garde car Chauvin reconnut le général Sebastiani parmi les
officiers. Les soldats affluaient à Fontainebleau. On ne voyait qu’eux sur les
places improvisées en camps. Les citadins se bouclaient dans leurs maisons et
n’en sortaient, furtifs, que pour une nécessité : même de votre bord, des
militaires affamés pouvaient vous rançonner, vider votre grenier et votre cave,
débiter votre coffre en planchettes pour entretenir des feux sur la chaussée.
« C’est ici », dit Chauvin en indiquant du menton
une échoppe fermée. La forme d’une botte découpée dans du bois se balançait
au-dessus de la vitrine, et Octave s’étonna de l’enseigne, peu banale pour un
tailleur, mais il se laissa guider. Chauvin, par une porte à côté de la
boutique, le conduisit à l’étage. Il cogna en prévenant : « Retenez
bien, trois coups, un temps d’arrêt, deux coups. » Ils entendirent un pas,
le claquement de plusieurs verrous.
Une odeur de chou sortait en fumée d’une casserole pendue à
la crémaillère. Sur des tabourets, de dos, deux femmes coupaient des légumes
qu’elles jetaient dans la soupe ; un lapin qu’on mangerait bientôt
boulottait les épluchures. L’hôte, un petiot en gilet, chafouin, guêtres de
chasse lacées jusqu’aux genoux, écoutait Chauvin lui exposer la situation, puis
il grogna, la plus jeune des femmes se leva, Chauvin tendit sa livrée qu’il
venait de déballer et qu’Octave dut essayer. Elle allait presque bien. Des
manches un peu longues. La jeune fille, de ses doigts habiles, remontait le
tissu et plantait des épingles aux emmanchures.
— Boiron est cordonnier, expliquait Chauvin à Octave.
— Cordonnier, répétait Boiron.
— Quand Buonaparte est à Fontainebleau et que j’ai des
indiscrétions à transmettre au
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