L'absent
entendu
marcher leurs colonnes. De ce côté, les troupes ennemies sont au moins deux
fois plus nombreuses qu’à Paris.
— Logique. N’est-ce pas, Berthier ?
— Oui, sire. Ils se concentrent au sud, juste en face
de notre front.
L’Empereur réfléchissait en marmonnant, parcourait les
cartes avec son face-à-main.
— Combien sont-ils en ce moment, Berthier ?
— Cent quatre-vingt mille, trois fois plus que nous si
nous regroupons nos régiments éparpillés…
— Quarante mille dans Paris, le double devant nous, il
en resterait donc une soixantaine de milliers sur la rive droite de la Seine et
à l’est.
— Sans doute.
— Mais oui ! Si nous attaquons au sud, comme ils
le croient, y aura-t-il un soulèvement des Parisiens dans leur dos ?
Il regardait Octave, qui répondit :
— Les ouvriers des faubourgs grondent, les occupants ne
se risquent pas dans leurs quartiers mais ils n’ont pas d’armes.
— Comment ça ? Et le parc d’artillerie du
Champs-de-Mars ? Les fusils, les munitions n’ont pas été distribués ?
— Je l’ignore, sire. Les jeunes de l’École
polytechnique recevaient des obus pour des boulets, des boulets pour des obus,
ils ont trouvé du son ou du charbon pilé dans les cartouches…
— Rien à attendre de ce côté ?
— Mais d’un autre côté, sire, des officiers russes,
très surpris d’investir si rapidement la ville, m’ont affirmé qu’il ne restait
pas aux alliés pour seize heures de munitions…
— Je le savais ! Les partisans des Vosges et de la
Lorraine continuent à saboter leurs communications à l’arrière, et leurs armées
de la rive droite sont coupées de celles de la rive gauche. Portons-nous à
l’est sur leur ligne de retraite.
Soucieux, Berthier examinait les cartes par-dessus l’épaule
de l’Empereur. Pour Octave l’entrevue était achevée et Maret le poussa dans
l’antichambre :
— Vous n’avez pas rencontré Sa Majesté. On vous a
simplement questionné, c’est normal puisque vous débarquez de Paris. Ajoutez
que vous avez sorti des banalités, rassurez Chauvin, entortillez-le, je veux
savoir comment ce fourbe communique avec l’extérieur, débrouillez les projets
des conjurés que vous avez quittés, bref, restez dans la routine que vous savez
par cœur.
Éreinté, Octave s’était assoupi jusqu’au soir dans l’une des
cellules cloisonnées des communs, obscure, sans air, à l’aile gauche du château
où dormait le personnel. Il enfilait ses vilaines bottes au moment où Chauvin,
frétillant, rentra dans la pièce qu’il nommait sa chambre ; un fourrier
était venu ajouter un lit, un sommier plutôt, sur lequel Octave s’était affalé
sans ôter sa chemise.
— Ça n’a pas été difficile, se réjouissait le valet,
faut dire qu’on traverse des temps peu ordinaires, à Fontainebleau.
Il avait obtenu l’autorisation de regagner Paris et le
chevet de son épouse inventée. Il avait prétendu passer les lignes ennemies en
campagnard, l’accoutrement qui servait depuis l’avant-veille aux courriers.
Chauvin était pressé, mais il lui fallait d’abord vêtir et former son
remplaçant, dont il s’était porté garant avec conviction.
— Cette nuit, dit-il à Octave, j’ai la permission de
vous emmener en ville chez un tailleur, il va ajuster à vos mesures l’un de mes
habits, quelques retouches, pour que vous puissiez porter la livrée
réglementaire dès demain.
— Il n’y a pas de tailleur au palais ?
— Bon sang, mais nous sommes en guerre pas en
villégiature ! Plus vite vous serez prêt, plus vite je pourrai filer.
— À Paris, vous ne serez pas vraiment à l’abri.
— Oh, mais je n’irai pas, je compte descendre vers
Orléans où j’ai de la famille.
— Nos amis vont s’inquiéter, il faut les prévenir que
j’ai réussi à vous rencontrer, que je vais prendre votre poste…
Chauvin ne répondait pas, il enveloppait dans un papier
l’une de ses redingotes brodées, regarda sa montre ; sans bavardage, ils
quittèrent le palais en civil, par une porte latérale qui donnait sur la forêt.
Ils suivirent l’enceinte du parc en direction de cette ville étirée le long de
la route et qui s’arrêtait aux grilles. Ils marchaient. Chauvin expédiait sa
leçon en quelques phrases :
— Le matin, une tasse de fleurs d’oranger que vous
apporterez sur un plateau de vermeil… Le principal, c’est que vous gardiez en
permanence vos oreilles
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