L'absent
son état, et très pauvre, remua la paille du brodequin pour
vérifier qu’aucune pièce n’avait roulé par mégarde. Il en trouva un sac plein.
Allait-il le restituer ? Non. Il le cacha dans son
shako. Bien entendu, ses folles et soudaines dépenses signalèrent le larcin,
mais on n’osa pas le punir. Désormais, chacun réclamait sa part. Les paysans
qui accompagnaient l’Empereur dans ses randonnées nocturnes, avec leurs
lanternes, déambulaient dans les rues en travaux pour réclamer un salaire. Il
fallait aussi payer ces figurants voulus par le comte Bertrand, qu’on déplaçait
en troupe dans toute l’île pour acclamer à son passage le cortège impérial.
Napoléon lui-même donnait le mauvais exemple, disait encore
M. Pons. Au soir d’une tempête, un navire vint se réfugier dans le golfe
de Porto Longone. Il portait à son bord le mobilier du prince Borghèse ;
le pseudo-mari de Pauline le faisait venir de Gênes à Rome où il résidait
maintenant. L’Empereur ordonna qu’on s’en empare, et il justifia la rapine par
une boutade : « Cela ne sort pas de la famille. » Du coup,
Bertrand dut expulser des Elbois pour transformer leurs maisons en
garde-meuble, comme, déjà, il avait aménagé en écuries les magasins de la
pêcherie de thon. Et puis, disait M. Pons, quelle insolence dans cet
étalage de vermeil, d’or, de chevaux, de landaus et de calèches dont certaines
suivaient Sa Majesté avec seulement des fruits et de l’eau-de-vie. Et les
costumes, les uniformes, le frac vert à galons d’or des postillons, l’aigle
impériale au harnais des chevaux, les palefreniers en vestes rouges qui
regardaient de haut le peuple. Quel mépris ! Bourgeois et notables
allaient s’endetter pour suivre un pareil train, les dames voudraient sans
cesse des robes chic pour se montrer aux soirées. Comment verser sans dommage
de l’économie aux dépenses, de la frugalité à tant de gourmandise ?
Octave comprenait qu’on ne transforme pas brusquement une
sous-préfecture endormie en principauté d’opéra, mais il n’avait pas son mot à
dire. Il n’avait jamais son mot à dire. Il exécutait des ordres. Il faisait son
métier et se défendait d’exprimer à voix haute l’ombre d’un jugement personnel.
Cependant, l’accroissement des visiteurs l’inquiétait. L’Empereur était en
exil, soit, mais si près des côtes de l’Europe. Octave était certain que les
royalistes du Comité, dont il était sans nouvelles, allaient essayer de le
joindre, qu’ils lui enverraient un émissaire, et qu’il serait obligé de leur
livrer des informations vérifiables pour rester crédibles. Il zyeutait les
étrangers, soupçonnait en chacun d’eux un agent néfaste, voire un tueur, et ce
qui-vive permanent l’épuisait autant qu’il lui donnait une raison d’être auprès
de Napoléon. En fin de matinée, quand les navires avaient déversé leur
contingent de touristes, il avait l’habitude d’entrer à la taverne du Buono
Gusto pour s’informer. Il ouvrait ses oreilles. Il engageait parfois une
conversation banale avec ceux qui savaient le français. La rue du Grand-Rempart
avait été repavée, des tables installées devant la salle toujours comble. Le
patron avait acheté la maison de ses voisins pour y louer des chambres à des
prix excentriques ; celui-là, il ne se plaignait pas de Sa Majesté, oh
non, et Gianna non plus. D’autres filles l’aidaient, dont sa sœur ; avec
leurs jupettes de couleur, elles émoustillaient sans efforts les clients.
Octave chercha une place assise et n’en trouva pas. Il s’approcha de Gianna qui
bavardait en dialecte avec des Toscans. Elle avait des souliers, un bracelet
très brillant au poignet.
— D’où te vient ce bijou ?
— Oun plou gentile qué tu.
— Oh ? tu t’essaies au français, Gianna ?
— Jé l’appris d’oun officié.
— Ou de plusieurs, pas vrai ?
— Lascia me !
Octave redescendit vers les quais en bougonnant. Les
prédictions de M. Pons concernaient même les filles du port ;
l’argent des marins et des étrangers semblait facile, il ne reverrait plus
Giana sans lui offrir des cadeaux, mais cette vénalité lui ôtait du charme, ou
l’illusion qu’elle l’aimait bien, comme ça, pour lui. « L’air de Porto
Ferraio, disait l’administrateur des mines, deviendra aussi vicié que celui du
château de Versailles, vous verrez ! » Octave voyait en effet, mais
les jérémiades n’étaient
Weitere Kostenlose Bücher