Labyrinthe
visage que le nez et la ligne des sourcils. Comme il ne voulait en aucune manière être dérangé, il commença par ignorer Alaïs. Loin de se démonter, cette dernière exhiba un sol que l'homme saisit d'une main crasseuse, puis mordit brièvement pour en vérifier l'authenticité. Satisfait, sans pour autant accorder à la jeune femme le plus petit regard, il tira les verrous et entrebâilla suffisamment la porte pour la laisser passer.
Le chemin qui descendait aux barbacanes était raide et escarpé. Il courait entre deux hautes palissades de bois occultant entièrement le décor alentour. Ayant emprunté ce chemin en maintes occasions, Alaïs en connaissait le moindre caillou. Elle contourna la tour de bois, et suivit le cours d'eau qui traversait les barbacanes avec la vélocité d'un torrent.
Les ronciers lui écorchaient les chevilles et les épines accrochées à sa robe entravaient sa progression. Au moment où elle atteignit le bas de la côte, le bord détrempé de sa cape s'auréolait d'une large frange lie-de-vin, et le cuir de ses chaussons avait viré au brun foncé.
À peine eut-elle quitté l'ombre des palissades pour les grands espaces ouverts qu'Alaïs se sentit transportée. Au loin, les brumes de juillet infusaient les cimes de la Montagne Noire, tandis qu'à l'horizon, le ciel se balafrait de traînées roses et pourpres.
Alors qu'immobile, elle contemplait le damier régulier des champs d'orge et de blé, les bois s'étendant à perte de vue, Alaïs ressentit la présence d'un passé qui l'embrassait tout entière. Amis ou ennemis, des esprits lui tendaient la main, lui murmuraient leur vie d'autrefois et des secrets qu'ils voulaient lui faire partager. Ils la rattachaient à tous ceux qui, jadis, s'étaient tenus sur cette colline, ainsi qu'à ceux qui s'y tiendraient après elle, rêvant de ce que la vie pouvait réserver.
Alaïs n'avait jamais quitté les terres du vicomte Trencavel et, partant, avait grand-peine à se représenter les grandes villes du Nord, comme Paris, Amiens ou même Chartres, ville où sa mère avait vu le jour. Pour elle, ce n'était que des noms sans couleur ni saveur, aussi rudes que la langue qui s'y parlait, la langue d'oïl. Mais même sans le comparer, elle ne pouvait imaginer plus beau pays que celui, pérenne et intemporel, de la région de Carcassona.
Alaïs dévala la colline, se frayant un passage à travers ronces et buissons, jusqu'à rejoindre les vastes paluds qui s'étendaient sur la rive méridionale de l'Aude. Sa robe détrempée qui lui fouettait les jambes la faisait parfois trébucher. L'inhabituelle rapidité de son pas était révélatrice de son malaise, de son état d'éveil. Ce n'est pas tant maître Jacques ou Bérenger qui la tracassaient, l'un est l'autre s'inquiétant toujours à son sujet, qu'une impression diffuse d'aliénation et de vulnérabilité.
Au souvenir du marchand qui, pas plus tard que la semaine précédente, prétendait avoir vu un loup sur la rive opposée, sa main se porta instinctivement à sa dague. Chacun s'était récrié car, à pareille époque de l'année, ce ne pouvait être qu'un renard ou un chien sauvage au pis-aller. À présent qu'elle était livrée à elle-même, les allégations du marchand lui semblaient presque fondées. Elle éprouva le contact rassurant du manche de son couteau.
Un court instant, Alaïs fut tentée de rebrousser chemin. Ne sois pas donc si couarde, s'admonesta-t-elle avant de poursuivre son chemin. À une ou deux reprises, elle entendit un bruit et se retourna, brusquement en arrêt, pour voir s'envoler une perdrix ou une carpe bondir hors de l'eau.
À mesure qu'elle cheminait sur ce sentier qu'elle connaissait par cœur, son anxiété retomba. La rivière était large et peu profonde. S'y jetaient de nombreux ruisseaux, sinueux comme des veines sur le dos d'une main. Une brume matutinale planait à la surface des eaux. L'hiver, la rivière coulait en flots tumultueux charriant des blocs de glace descendus des montagnes. Aujourd'hui, la sécheresse estivale l'avait transformée en un cours d'eau paisible où les moulins à sel avaient grand-peine à tourner. Retenus aux rives par d'épais cordages, on aurait dit une colonne vertébrale de bois, oubliée au cœur de la rivière.
L'heure était trop matinale pour les moustiques et mouches, qui se rassemblaient en gros nuages sitôt que la chaleur s'intensifiait, aussi Alaïs choisit-elle de couper à travers les marais. Les
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