L'affaire de l'esclave Furcy
d’autorité des juges. Si mon zèle m’a fait commettre une imprudence, je ne puis
être traité comme un criminel. J’ai voulu remplir dignement
mon devoir. Un agent de la police a cherché à m’humilier. Si
l’éloignement de notre Excellence est une raison d’injustice,
alors je renonce à cette noble vocation à laquelle j’ai été
appelé ; et je supplie Votre Excellence de bien vouloir agréer
ma démission, et j’aurai la consolation en me retirant d’avoir
fait de nombreux efforts pour le bien public, j’attends seulement de la justice de Votre Excellence une réparation éclatante
des maux que l’on m’a fait souffrir. Je le demande à grands
cris. Pourquoi ? Parce que le silence laisse toujours dans l’opinion un doute désagréable, et je souhaite faire entendre la
vérité qui est au-dessus des lois arbitraires des hommes, au-dessus des oppressions vouées à l’indignation. En posant sa plume, il ne put s’empêcher de retenir des
pleurs. Il suffoquait.
21
C’était un matin ensoleillé du mois de février 1818, l’horloge de l’église métropolitaine marquait 9 h 30. Tous les habitants de l’île s’étaient donné rendez-vous devant la cour
d’appel de Saint-Denis qui se situait au sein du tribunal-prison,
rue La Bourdonnais, là même où avait eu lieu le jugement en
première instance. Jamais ces lieux fréquentés par les plus
riches propriétaires et les commerçants n’avaient vu autant de
noirs. On entendait dire que certains étaient venus de la pointe
de la Table, près de Saint-Philippe, à l’autre bout de l’île, qu’ils
avaient marché plusieurs jours durant. Ils avaient traversé le
piton de la Fournaise qui culmine à plus de 2 600 mètres d’altitude, un volcan qui peut se réveiller d’un instant à l’autre, et
dont les chemins brûlants obligent à marcher vite pour ne pas
sentir la chaleur. Il y avait plusieurs montagnes à escalader et
des rivières à traverser qui pouvaient être dangereuses après
les pluies diluviennes. De nombreux noirs se tenaient devant le bâtiment. Ils voulaient connaître le sort de Furcy en deuxième instance. On
avait rarement vu un cas comme celui-là. Il n’y avait pas beaucoup de places, et une petite foule donnait vite une impression
de nombre. On aurait dit une manifestation. C’était incompréhensible : comment avaient-ils pu se libérer de leur plantation
à une telle heure de la journée ? Furcy ignorait-il tout cela ?
Non, de sa prison, il entendait tout le brouhaha du dehors.
C’était une sorte de victoire. Mais s’il perdait à nouveau ce
procès en appel ? Ce serait la geôle ou les travaux forcés pour
le reste de sa vie. Il y avait aussi une vingtaine de petits propriétaires, ils formaient un groupe à part, plus haut dans la rue. À ce que l’on
affirmait, ils avaient encore plus peur que les riches exploitants
qui possédaient une centaine d’esclaves. Pour eux, perdre leur
main-d’œuvre bon marché — ils ne la considéraient pas
comme gratuite car les noirs étaient « hébergés et nourris » —,
c’était la faillite à coup sûr. Le pire, pour ces petits propriétaires, était de devenir aussi pauvres que les esclaves. Et certains l’étaient déjà. Des esclaves aussi protestaient contre Furcy ! Ils refusaient
une liberté qui les aurait envoyés mendier dans les rues. « Nous
sommes bien avec nos maîtres », criaient quelques-uns d’entre
eux. Brabant aussi avait tenu à faire le déplacement. Certains s’étaient assemblés en petits groupes. Ils palabraient, on reconnaissait même un clan de marrons guidés par
un grand costaud ; personne n’osait les approcher. Un prêcheur monta sur un petit tonneau qu’il avait emprunté
à un commerçant. Un autre groupe préféra s’asseoir, anticipant la longueur de
l’attente ; ils étaient une dizaine, rassemblés en cercle. Des
habitués du tribunal. On dit qu’ils se rendaient à tous les procès
où des noirs se trouvaient accusés ou victimes, même si cela
finissait souvent de la même façon. Ils prétendaient être la
mémoire de ces jugements. Existait-il une recension de ces
minutes de procès ? Il y avait eu des centaines, peut-être des
milliers, de plaintes de la part d’esclaves gravement maltraités,certains avaient été mutilés, d’autres en étaient morts dans des
conditions inhumaines. Les affaires étaient vite classées. Où
sont les comptes rendus de ces procès ? Il y avait eu aussi
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