L'affaire de l'esclave Furcy
n’a jamais eu
à se plaindre des comportements de son maître. Il connaissait
même les liens qu’il entretenait avec dame Célérine, et M. Lory
fermait les yeux sur cette relation qui aurait pu valoir quelques
coups de fouet, voire davantage. M. Lory est allé jusqu’à louer
le bon comportement de Furcy, il n’a jamais eu à s’en plaindre.
Bien au contraire, il en a fait son maître d’hôtel et son jardinier. Et voilà qu’aujourd’hui, son esclave le trahit en prenant lafuite. Messieurs, je viens protéger les intérêts d’un honnête
homme. Et je vous demande de l’entendre. » L’avocat alla se rasseoir, comme pour signifier qu’on en
finisse, et vite. Il jeta un coup d’œil complice vers Lory, histoire aussi de chercher un compliment.
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L’avocat de Furcy n’avait rien à perdre. Il se sentait d’autant
plus libre dans son argumentation pour défendre l’esclave. On
était en février 1818, trente ans avant l’abolition de l’esclavage. Il s’appelait Godart Desaponay. Il a placé son discours
sur le registre humaniste, même si dès le début, il a voulu rassurer les colons. Quand on lit sa plaidoirie, on est sidéré par la
force de ses convictions. L’avocat prit la parole : « Messieurs, je veux vous démontrer que Furcy est un
homme libre, parce qu’il est né libre. C’est pour cela qu’il
vient réclamer contre l’arrêt qui refuse de reconnaître les droits
de son ingénuité. Il n’existe aucun homme de couleur dans la
même position que lui ; ce n’est donc point un principe dont la
proclamation pourrait effrayer les propriétaires d’habitations
coloniales. Furcy ne veut nuire aux intérêts de qui que ce
soit. » L’attaque était judicieuse, elle était évidemment destinée à
ne pas inquiéter les colons qui craignaient de voir l’affaire inspirer la révolte chez d’autres esclaves. Puis, emporté par ses convictions, il enchaîna : « Mais si les principes qu’il est obligé de soutenir, et qu’ildéveloppera avec la modération qui l’a toujours caractérisé,
devaient plus tard être féconds en conséquences, est-ce au
XIX e siècle que l’humanité devrait s’en affliger ? Non, la justice
civile, comme la religion chrétienne devraient au contraire
s’en réjouir. » Tous les regards se fixèrent sur lui, comme s’il venait de
révéler une monstruosité. Desbassayns de Richemont hocha la
tête, un sourire moqueur aux lèvres. Voulant enfoncer le clou, Godart Desaponay ajouta à la provocation. Il affirma en haussant le ton : « Le droit public français a toujours consacré la maxime
que nul n’est esclave en France. » Il développa, s’appuyant cette fois sur des arguments plus
juridiques : « Madeleine, mère de l’exposant, est née en 1759, dans
l’Inde, à Chandernagor ; elle est née libre et aurait toujours dû
être considérée comme telle. En supposant, contre le texte des
lois et règlements, que l’esclavage existât dans les établissements français de Pondichéry et de Chandernagor, l’Indienne
Madeleine, par cela seul qu’elle avait touché le sol de la France
et y était demeurée pendant quelques années, Madeleine, donc,
avait acquis sa liberté, et par conséquent elle était libre de
droit, quand elle fut conduite à Bourbon. » L’avocat regarda la salle, puis il jeta un regard vers Furcy,
qui restait calme. On se demandait qui soutenait l’autre. Il
continua : « On doit remarquer dans cet acte deux circonstances ; la
première : c’est que Madeleine y est qualifiée d’Indienne ; la
seconde : c’est que la dame Routier ne déclare pas que Madeleine lui a été vendue ; elle déclare que Madeleine lui a été
donnée en France, à la seule condition qu’elle lui procure la
liberté. De cette déclaration, deux conséquences. La première :l’affranchissement n’était pas nécessaire, parce que Madeleine
était libre comme Indienne. La seconde : l’affranchissement
n’était pas nécessaire, car Madeleine était devenue libre par
son séjour en France. » La plaidoirie devenait un peu trop technique et monotone.
Mais Godart Desaponay voulait appuyer sa démonstration. « Après son affranchissement, Madeleine a continué de
vivre avec les siens sur l’habitation Routier ; elle a marié sa
fille aînée, Constance, qui était libre. Quant à Furcy, après la
mort de sa mère, incapable par son jeune âge d’apprécier sa
position, il est resté dans l’habitation
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