L'affaire du pourpoint

forme d’un bouclier. Il ne livrait certes rien sur ma vraie nature.
    Nul n’aurait vu en moi une femme qui crochetait des serrures et pourchassait des criminels. Ni une femme qui, quelques jours plus tôt, avait cueilli en cachette un peu de feuillage sur l’un des arbres taillés des Henderson, puis avait demandé à passer la nuit à Thamesbank et veillé jusqu’à l’aube pour faire infuser les aiguilles d’if sur le feu de sa chambre à coucher.
    Cette nuit-là je m’étais fait violence, même si mon intention n’était pas meurtrière, mais miséricordieuse. Car je savais que j’étais mue par un autre motif. En demandant à voir Mew, je m’étais donné l’occasion de satisfaire ma curiosité quant au secret que Dawson avait surpris à Lockhill. Rien que d’y penser, je me dégoûtais.
    Mais foin de ces sensibleries ! Si je comptais persévérer dans mon étrange vocation, je devrais m’accommoder de son côté plus sombre.
    Élisabeth me croyait tendre, mais qu’en était-il ? Peut-être Matthew avait-il raison : au fond de ce cœur qui battait dans ma poitrine, il y avait une pointe de glace.
    Cela valait aussi pour Élisabeth. Sans cela, aurait-elle pu assumer les devoirs d’une reine ? Il se pouvait que mon travail requière la même froideur.
    Matthew, mon cher, mon tendre, mon amour perdu. Si d’aventure la vie nous remet en présence, me reconnaîtras-tu ? Ou ce travail me changera-t-il au-delà de ta compréhension ?
    Je crois qu’il pourrait bien me changer en un être qu’aucun homme, désormais, ne pourra plus aimer.
    C’était mon travail, néanmoins. Il semblait correspondre à ma nature. Il me suffisait de penser à Catherine Grey, à la nouvelle mission qui m’attendait, pour que ma lassitude aussitôt s’estompe.
    Oui, j’étais assez forte. Je retournerais à Hampton Court au matin. Et j’accomplirais la tâche qui m’était assignée.

Note historique
     
    Au cours de cet ouvrage, j’ai déformé quelques points historiques, mais dans les limites de la vraisemblance.
    Borghese, le secrétaire de l’évêque de Quadra, trahit réellement son maître. En 1562 (un an après l’action relatée dans ce livre), il informa Cecil d’une intrigue très sérieuse, dans laquelle l’ambassadeur d’Espagne était impliqué. À notre connaissance, rien n’interdit de penser qu’il ait transmis auparavant des renseignements moins essentiels.
    La boîte à musique ne fut inventée qu’à la fin du XVIII e siècle, en Suisse. Elle fut conçue à partir du mécanisme de l’horloge et consistait au début en un disque pourvu de picots métalliques, qui heurtaient les lames d’un peigne pendant que le disque tournait. Le modèle à cylindre, où les picots étaient disposés autour d’un barillet, n’apparut qu’au début du XIX e siècle.
    Néanmoins, les mécanismes d’horloge étaient fort bien développés sous le règne d’Élisabeth I re . Une horloge sonnant les quarts d’heure fut fabriquée pour la cathédrale de Wells en 1389 ; dès 1488, les montres en pendentif sonnant les heures étaient nées. Le jour de l’an 1571, le comte de Leicester offrit à la reine un bracelet en rubis et diamant avec un mécanisme d’horloge intégré au fermoir, en d’autres termes, un somptueux bracelet-montre.
    La Renaissance et la période Tudor marquèrent un grand élargissement intellectuel. Des terres ignorées furent découvertes, des routes commerciales ouvertes, des denrées jusqu’alors inconnues importées. En même temps florissaient les idées nouvelles et les inventions. La boîte à musique à cylindre n’est pas très complexe, et il m’a semblé possible qu’un inventeur élisabéthain doté d’une imagination fertile soit parvenu à cette idée, peut-être en partant du clavier de l’épinette, sans les étapes intermédiaires de la montre suisse et du disque plat.
    Il semblait aussi tout à fait concevable qu’un tel inventeur expérimente le planeur. Le rêve d’Icare fascine l’humanité depuis des siècles. La faculté de voler intriguait beaucoup Léonard de Vinci, bien qu’il n’ait guère développé ses idées. L’un de ses émules aurait pu pousser la réflexion plus loin et faire quelques expériences, au point même d’entrevoir confusément le principe de la surface portante…
    Le planeur de mon inventeur imaginaire échoue, bien sûr, et sa boîte à musique est reléguée dans les poubelles de l’histoire, du moins de sa