L'affaire du pourpoint

lune, et pour qui elle n’était qu’une subalterne, pas même capable de respecter l’ordre de son bureau.
    Pauvre Jennet.
     
    Les Mason revinrent à la tombée de la nuit. Je les rejoignis dans la galerie, où nous souperions ce soir-là. Elle était éclairée aux chandelles et la température était supportable, à condition de se couvrir d’une superposition de vêtements épais, de rester à proximité de la cheminée et de ne pas s’aventurer dans une des fenêtres en rotonde. Celles-ci formaient presque des pièces à part entière et devaient être agréables, au printemps, puisqu’elles donnaient, non sur les ifs, mais sur un jardin d’ornement aux parterres géométriques délimités par des haies de buis.
    Ce soir-là, je fis la connaissance du Dr Forrest, petit et replet, qui occupait le presbytère attaché à la minuscule église St Mark. Le dimanche précédent, j’avais apprécié son sermon bref et consolateur, et je m’étais prise de sympathie pour lui.
    Le prêtre était vêtu d’une robe de velours anthracite. En fait, nous formions un groupe tout à fait élégant. J’étais en damas vert pâle et Ann en rose très seyant. Elle avait dû utiliser la même pièce d’étoffe pour ses filles, car leurs tenues étaient assorties à la sienne. Les garçons arboraient leur pourpoint et leurs hauts-de-chausses du dimanche, en velours noir, qui les faisaient paraître plus âgés. George, presque adulte, avait quasiment la taille d’un homme et une ombre de moustache. Il représenterait un défi croissant pour l’autorité de son précepteur, et Philip n’était pas loin derrière. J’en éprouvais presque de la pitié pour Crichton.
    J’avais raccommodé le pourpoint fauve à temps et Mason le portait au souper. Il s’adoucit assez pour me remercier de ce qu’il appelait « mon travail exemplaire ». J’ignorais si les Mason avaient abordé avec Crichton la question de ses vêtements, cependant lui aussi avait fait un effort en la circonstance. Au lieu de sa sempiternelle robe noire, il avait revêtu un pourpoint et des chausses marron foncé, assez usés, mais propres. Son attitude envers moi n’en demeurait pas moins revêche. Ann vantant mes aptitudes pour la danse et la broderie, Crichton répliqua que la danse était, bien entendu, un talent requis à la cour. Son ton sous-entendait que ce seul fait en soi le rendait contestable.
    Un sourire amusé s’épanouit sur le visage rond de Forrest.
    — Quel courage ! me dit-il. Je crois savoir que George et Philip participent à vos leçons de danse, en plus des filles. Il paraît que c’est une petite bande dissipée, encline à quitter la classe en courant quand on les assomme, et que ces garçons sont des meneurs. J’espère qu’ils ne se conduisent pas ainsi envers vous, Mrs. Blanchard !
    Ces paroles semblèrent ennuyer Crichton, et je compris que Forrest avait eu précisément cette intention. Ils représentaient des Églises opposées et étaient donc rivaux.
    On avait posé des coupes de vin à notre intention, et j’en pris une tout en répondant avec calme :
    — La danse est un divertissement. Je suppose que cela fait une différence.
    — Je suis las d’entendre parler des incartades de ma progéniture. J’ai hâte qu’ils grandissent tous et sachent se tenir, déclara Mason. Et maintenant, que diriez-vous d’un peu de musique avant de passer à table ?
    — Mrs. Blanchard, dit Ann, vous laisserez-vous convaincre de jouer pour nous ?
    Il y avait deux épinettes dans la maison, une dans la galerie et l’autre en bas, dans le petit salon. D’après Ann, l’instrument d’en bas avait été fabriqué par Leonard, aidé de son ami musicien. Je l’avais essayé et lui trouvais une tonalité médiocre. L’épinette de la galerie, en revanche, était parfaite. Je n’étais qu’une interprète passable mais, soucieuse de faire plaisir, j’exécutai un morceau appris à la cour – un air entraînant, au doigté relativement simple.
    — Oh, comme cela m’a plu ! s’exclama Pen. Cela rend joyeux.
    — Tu pourrais l’apprendre, proposai-je. Il serait à ta portée, car tu as acquis de bonnes bases. Je crois que Pen est douée, ajoutai-je à l’intention de ses parents. Avez-vous songé à la faire aller dans d’autres maisons où l’on excelle à jouer de cet instrument, afin qu’en écoutant elle ait une idée du niveau à atteindre ?
    — Nous y avons pensé, convint Ann. Mais notre