L'affaire du pourpoint
eux, tel un rappel glacial du monde extérieur.
Je parcourus des yeux le cercle que nous formions autour du feu. Nous étions assis dans cette ambiance domestique confortable, Ann reprisant des bas, Forrest taquinant Crichton et son hôte, ceux-ci faisant ouvertement état de leurs convictions. On se sentait en sécurité, ici. On aurait pu croire que le monde au-delà, avec ses périls, ses tentations, ses ambitions dévorantes et son pouvoir redoutable de faire intrusion dans des existences sereines pour les dévaster – que ce monde-là n’existait pas.
Je dégustais mon vin, heureuse de sentir sa chaleur se répandre en moi, sachant trop bien que le monde extérieur était réel. Mes pensées mélancoliques furent interrompues par Leonard Mason, qui demandait à Redman de porter une nouvelle réserve de chandelles dans son bureau.
— J’y passerai beaucoup de temps toute cette semaine, la nuit autant que le jour.
— Vous préparez une nouvelle version de votre machine volante ? s’enquit le Dr Forrest.
— Oui, mais surtout, je suis en train de dessiner une catapulte afin de la propulser du haut de la tour.
Ann poussa un soupir. Je partageais son accablement, pour une raison différente. Même si je trouvais le courage de renouveler ma tentative, mes chances d’y parvenir semblaient inexistantes pendant les jours à venir.
Cette nuit-là, je regrettai d’avoir envoyé Dale auprès de Brockley. En me couchant, je ressentis un terrible élan de jalousie. La femme de chambre dormait avec son mari pendant que moi, la maîtresse, je resterais seule avec mes désirs inassouvis. Je l’aurais haïe pour cela.
J’essayai de chasser ces pensées, mais je ne pus dormir, bien que j’eusse pris ma tisane habituelle. Pour commencer, je me sentais coupable. Non seulement je n’avais pas réussi à examiner le bureau, mais, comme j’avais failli être surprise, je me laissais terrasser par la peur. C’était inacceptable.
L’année précédente, je m’étais convaincue de mon courage. J’avais bravé le danger avec intrépidité, dans une quête que j’avais menée jusqu’au bout. Mais j’avais agi dans le feu de la colère, parce que mon serviteur avait été assassiné alors que je l’avais chargé d’une mission. J’apprenais à mes dépens qu’affronter le péril de sang-froid est une affaire différente, surtout lorsqu’on souhaite de toute son âme être ailleurs.
Soudain, je me redressai. Cela ne convenait pas du tout. Je devais surmonter mes craintes et accomplir ma tâche. À coup sûr, pensai-je, Leonard Mason n’irait pas dans son bureau cette nuit-là. Il était sorti toute la journée et avait reçu dans la soirée ; même lui était assez humain pour avoir quelquefois besoin de sommeil. Je cherchai à tâtons la boîte d’amadou sur ma table de chevet, allumai une chandelle, puis enfilai mes pantoufles et ma robe de chambre. Au mépris des ténèbres, j’allais inspecter ce bureau sur-le-champ.
Ma main s’était posée sur le loquet de ma porte quand j’entendis, à nouveau, le bruit qui m’avait éveillée la première nuit. Des pas feutrés approchaient, de l’aile où dormaient les Mason. Écartant ma chandelle afin qu’on n’en vît pas le halo, j’entrouvris à peine mon huis.
Leonard Mason, lui aussi muni d’une chandelle et vêtu d’une ample robe de chambre, des chaussons plats aux pieds, passa dans le couloir et entra dans la classe. J’entendis la porte de la galerie s’ouvrir et se fermer. Je savais où il allait. Droit dans son antichambre et dans le bureau au-delà. Il se consacrerait à ses recherches, après tout. Jamais homme n’avait été plus zélé dans sa quête intellectuelle. J’avais une fois encore évité d’être percée à jour, mais il s’en était fallu d’un rien.
Je regagnai mon lit, tremblante.
Comment ferais-je pour entrer dans ce bureau ? Oserais-je seulement recommencer ? Autant retourner à la cour, pour le peu d’utilité que j’avais ici. L’unique possibilité qui me restait était de suivre mon idée de l’après-midi, même si je ne pouvais prétexter l’éducation de Pen pour me rendre à Thamesbank aussi tôt. L’idée aboutirait-elle ? Valait-elle la peine d’essayer ?
Je tentais de réfléchir, mais mon esprit s’égarait. J’avais l’impression étrange que les événements me tiraillaient dans trop de directions différentes et que je ne savais plus tout à fait qui j’étais.
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