L'affaire du pourpoint
l’âtre. Crichton, dans une de ses lugubres robes noires – quoique celle-ci parût avoir été brossée –, était debout près de la cheminée et causait avec un inconnu à la carrure lourde et aux cheveux gris. Lui aussi portait le noir des ecclésiastiques. Sans doute le futur maître des garçons. Le second invité, assis à l’épinette, tentait négligemment de retrouver une mélodie sur le clavier. Il me présentait le dos à mon entrée, mais je remarquai sa haute silhouette, splendide en pourpoint écarlate nervuré de fils d’argent. En entendant les Mason m’accueillir, il se tourna et se leva avec courtoisie.
— Ursula, dit Ann, voici Mr. Mark Lenoir. Mr. Lenoir, permettez-moi de vous présenter Mrs. Blanchard, qui séjourne chez nous. Et, ajouta-t-elle en se tournant vers l’inconnu aux cheveux gris, voici le Dr Ignatius Wilkins, qui dirige une école à High Wycombe. Nous espérons que George et Philip rejoindront sous peu ses élèves.
Ignatius Wilkins, directeur d’école à High Wycombe ! Il ne pouvait guère y en avoir deux. C’était donc lui, ici, à Lockhill. Il s’inclina devant moi.
— Enchanté, Mrs. Blanchard.
Son ton démentait ses paroles, et il ne semblait pas du genre à être enchanté très souvent. Il avait une voix puissante, grasseyante, et des yeux marron vigilants dans un visage charnu barré des plis durs de l’orgueil. Même si je n’avais rien su de lui, il m’aurait inspiré de l’aversion.
— Et je suis, moi aussi, enchanté, déclara Mr. Lenoir.
Il vint vers moi et me tendit une main vigoureuse.
Trop vigoureuse : son étreinte faillit me broyer les os. Sa voix était chaleureuse, contrairement à celle du Dr Wilkins. On y distinguait une trace d’accent français, et ses yeux noirs, durs et brûlants, fixaient les miens avec intensité.
— Vous êtes un charmant spectacle, si je puis me permettre, Mrs. Blanchard. La cour est privée d’un bien grand plaisir pendant que vous vous cachez à la campagne. Quelle cruauté de refuser votre présence à ceux qui ont le droit de vous contempler !
— Euh… M… merci, bredouillai-je.
Nombre de dames, surtout celles qui se serrent trop la taille, sont capables de s’évanouir presque à volonté. En l’occurrence, j’en aurais volontiers fait autant, mais quoique mes genoux fussent si faibles que seule la poigne puissante de Mr. Lenoir m’empêchait de chanceler, je ne défaillis pas. Je fus donc obligée de rester avec les convives.
Sous le regard trop attentif du Dr Wilkins, je ressentis une profonde répulsion. Par bonheur, ce n’était pas sa main à lui qui tenait la mienne.
Cependant, en la circonstance, Mr. Lenoir pouvait difficilement m’être une source de réconfort. Sa présence m’infligeait même un choc encore plus violent que celle du Dr Wilkins.
Je le connaissais, et il ne s’appelait aucunement Mark Lenoir. Son nom était Matthew de la Roche et, depuis le mois d’octobre précédent, il était mon légitime époux.
Je ne sais comment j’arrivai au bout de cette soirée. On m’invita à jouer de l’épinette, mais je dus refuser car mes mains tremblaient. Je ne pouvais prononcer une phrase sans buter sur les mots. Matthew faisait bien meilleure contenance, parce qu’il avait su à l’avance que je serais là. C’est lui qui joua de l’épinette, avec beaucoup d’aisance, et la musique empêcha la conversation, néanmoins le souper fut une autre affaire.
Leonard Mason voulant impressionner le futur maître de ses fils, le repas fut servi en grand style dans le hall où crépitait un bon feu de cheminée. Les cornes de cerf avaient été époussetées, et les plats – beaucoup plus nombreux que de coutume – furent assemblés dans la longue salle puis portés à table en triomphe solennel par Logan et Redman, comme lors d’un banquet à la cour. Et là, bien sûr, la conversation ne tarit pas.
Hébétée, je me servis du porc rôti, des haricots accommodés dans une sauce relevée et un petit pain frais, tout en écoutant le Dr Wilkins définir les matières que George et Philip étudieraient dans son école. Je pris part à une conversation polie avec Matthew et Mr. Mason sur la musique pour épinette.
J’eus l’impression curieuse que, bien que voyageant ensemble tels des amis, Wilkins et Matthew ne ressentaient guère d’affinité l’un pour l’autre. Ils s’ignoraient, et la seule raison n’en était pas que Matthew, qui
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