L'affaire du pourpoint
appuya son front contre le mur.
— Pourquoi as-tu fait cela ? Comment as-tu pu me trahir ainsi ?
— J’étais contrainte de trahir, d’un côté ou de l’autre ; je n’avais pas le choix. Tu trempais dans un complot qui menaçait la reine et la nation anglaise tout entière ! Que pouvais-je faire d’autre ?
Il se redressa et reprit la chandelle qu’il avait posée près de la fenêtre, afin de me scruter.
— Tu es tellement belle ! dit-il d’un air songeur. À te contempler, tu parais douce, féminine. Ta lettre exprimait tant de tendresse… Mais si tu m’aimais, tu n’aurais pu me quitter.
— Faux.
— Faux ?
— Oui. Je t’aime. Et à l’époque, je t’aimais aussi.
À tel point que, du premier jour de notre rencontre, Gerald avait commencé à reculer vers l’horizon du passé. Après que j’eus fui Matthew, son souvenir avait resurgi pour un temps, car ce qui avait existé entre lui et moi n’avait jamais été souillé ; évoquer mon premier mariage m’était donc un baume et un réconfort. En revanche, Matthew était associé à la souffrance et à l’amertume. Mais dès l’instant où il s’était manifesté, Gerald, si cher et regretté fût-il, avait regagné le pays des ombres.
Matthew gardait le silence. Je tentai de mieux m’expliquer.
— Qu’imagines-tu que j’aie ressenti, au fond de moi, quand j’ai résolu de te quitter au nom de… de l’intégrité ? Penses-tu que je n’aie pas dû lutter ? Je te le dis, je me suis arraché le cœur et je l’ai piétiné ! Crois-tu que je ne voulais pas… que je n’aspirais pas… et de tout mon être… à rester avec toi ?
— Alors, pourquoi es-tu partie ?
— Il me semble que je viens de te le dire.
— Parce que la reine méritait la préséance ? Pourquoi cela ? Tu es une femme, en dépit de ta langue piquante – qui m’a séduit, si tu te le rappelles, et qui m’a bien manqué. Or les femmes sont censées suivre l’exemple de leur mari. On ne leur demande pas de faire passer le monde, les affaires d’État et les souverains avant lui. Non, personne n’attend cela d’elles.
— Si, chaque fois que leurs hommes partent en guerre ! objectai-je, m’inspirant des paroles de Brockley. Nous avons plus de ressources que tu ne crois.
— Tu ne peux vouloir assumer pleinement tes actes et affirmer en même temps que tu m’aimais.
— Je le peux. Et je t’aime. Dans ma mémoire, je chéris ces quelques jours, ces quelques nuits de notre mariage. Ils sont mon Éden, d’où j’ai été chassée par…
— Une Élisabeth à l’épée flamboyante ? railla-t-il.
Matthew était d’une bonté foncière. Ce ton sardonique révélait cruellement combien je l’avais blessé.
— Je suppose qu’on peut l’exprimer ainsi, répondis-je. Elle dépend de la loyauté de ceux qui la servent.
— Vraiment ? C’est une femme qui défie les lois de la nature. Pourquoi refuse-t-elle toute union ? Quand j’étais à la cour, l’an dernier, on murmurait qu’elle voulait épouser Dudley, mais d’autres bruits couraient. Certains affirmaient qu’elle ne prendrait jamais d’époux ; les uns, parce qu’elle était un être surnaturel et éthéré, les autres, parce qu’elle n’aimait que le pouvoir et avait le cœur trop froid pour éprouver un sentiment sincère envers un homme. Je serais assez du deuxième avis. Et je crains que tu ne lui ressembles ; que, tout au fond, tu n’aies un cœur de glace.
— La reine n’a pas un cœur de glace, répliquai-je. Elle redoute le mariage. Elle n’avait que deux ans lorsque son père a fait décapiter sa mère. Elle était trop jeune alors pour bien comprendre. Mais elle en avait huit quand sa jeune belle-mère, Catherine Howard, a subi le même sort. Un malheur a éclairé l’autre. Pour Anne Boleyn et Catherine Howard, l’époux adorable s’est transformé en monstre capable de signer leur arrêt de mort. Élisabeth ne l’oubliera jamais.
— C’est insensé ! Elle règne de plein droit. Qui signerait son arrêt de mort ?
— Marie Stuart. Ou ses conseillers.
— Pardieu ! Encore cette langue acérée ! Sommes-nous revenus aux complots et aux intrigues qui t’ont poussée à m’abandonner ? Quand donc arrêteras-tu de t’en mêler ?
— Je le voudrais, mais… Dis-moi plutôt, Matthew : tu es revenu en Angleterre afin de régler une affaire et tu pars demain avec Wilkins. Quelle est donc cette affaire qui te
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