L'affaire Nicolas le Floch
couche.
Samedi 14 mai 1774
De bon matin, Nicolas se présenta à l'hôtel de Gramont, rue Neuve-Saint-Augustin. En entrant, il croisa M. Durfort de Cheverny, ancien introducteur des ambassadeurs et, pour lors, gouverneur du Blésois ; c'était un ami de Sartine. Il appréciait Nicolas, qu'il avait rencontré dans les petits dîners du roi et qui avait su un jour démêler une délicate histoire de fausses lettres de change.
— Monsieur le commissaire, dit le comte, j'espère que votre présence égaiera notre ami. Au préalable, permettez-moi de vous dire que votre dévouement auprès de Sa Majesté jusqu'à ses derniers instants a été pour tous ses proches un réconfort. Voilà notre maître disparu, et c'est là matière à chanter et à rire pour un peuple insensible. Quand un règne finit et qu'un autre commence, on sait bien qui l'on perd, mais pas encore qui l'on prend. Vous allez trouver M. de Sartine bien amer.
— Il s'est donc passé une chose bien grave à la Muette, où il devait voir le roi ?
— On peut dire les choses ainsi. Lui si composé, je crains qu'il n'ait manqué de présence d'esprit. Le dauphin – enfin, le nouveau roi – est le meilleur des hommes. Il y a de quoi être effrayé du poids de la couronne. Il ne sait d'évidence à qui se fier, n'ayant confiance en aucun des gens en place. Son premier soin a été de demander son lieutenant général de police.
— Ce mouvement était le bon.
— Certes, mais Sa Majesté a embarrassé notre ami en lui avançant un fauteuil et en le forçant à s'asseoir. Il lui a fait diverses questions relatives à sa place, puis a débondé son cœur, voulant qu'il lui indiquât des personnes capables de diriger les affaires. Or...
— Or ?
— Or, M. de Sartine n'a pas saisi la balle au bond. Si, au lieu de dire qu'il rendrait réponse le surlendemain, il était venu avec des connaissances toutes prêtes sur les différents objets les plus en souffrance du gouvernement, il y a fort à parier qu'à l'instant même le jeune roi lui aurait donné toute sa confiance. Il serait devenu principal ministre au lieu que Sa Majesté, n'ayant point trouvé chez lui l'appui espéré, va porter ses regards ailleurs.
Nicolas était prévenu : l'accueil de son chef serait celui des mauvais jours. Il répondit en effet en marmonnant au salut du commissaire, l'air absent, sans intérêt même pour des paniers d'osier couverts d'étiquettes de sceaux et de ficelles, nouveautés perruquières qui venaient sans doute d'arriver des meilleurs faiseurs des quatre coins de l'Europe. Il considérait ses mains, sans lever les yeux. Nicolas n'attendit pas les questions. Il rendit compte de sa présence auprès du feu roi avec M. de La Borde, expliqua sans détours la mission dont il avait été chargé, les événements de la rue Montmartre, ceux de la route de Meaux, jusqu'à sa rencontre avec la favorite en disgrâce et la trahison du garçon bleu.
Au fur et à mesure que son récit se développait, il constatait que l'intérêt de M. de Sartine s'éveillait peu à peu, sans qu'il manifestât pour autant aucune réaction. Il finit par se lever et déambuler autour de la pièce. Enfin, il se rassit, prit une feuille de papier, y porta quelques mots, la plia et la scella.
— Merci Nicolas, dit-il, d'avoir été là où je n'ai pu être, retenu par mes tâches et la fermentation des esprits à Paris. Pour le reste, j'apprécie votre loyauté. Il faut désormais s'en remettre au nouveau roi. Il me fait l'honneur de m'écouter... ou du moins...
Il s'interrompit sans achever avec un sourire un peu amer.
— Et d'ailleurs, il vous connaît, je crois. Voilà un pli qui vous permettra de l'approcher sans encombre. Ne perdez pas une minute. N'hésitez pas, à votre retour, à venir me faire rapport, même s'il faut pour cela me réveiller. J'ai toutes raisons de penser qu'il y va de l'intérêt du royaume. Nous en reparlerons. L'intrigue pâture dans le champ des lys comme jamais !
Nicolas dévala les degrés de l'hôtel, se fit donner une voiture et ordonna qu'on le conduisît sur-le-champ au château de la Muette, situé en bordure du bois de Boulogne. Tout au long du chemin, il revécut le moment passé avec M. de Sartine. Une fois seulement, au cours de leur long travail commun, il avait éprouvé comme aujourd'hui combien l'événement pouvait bouleverser la précise mécanique de pensée et de sentiment du lieutenant général de police. Il ne
Weitere Kostenlose Bücher