L'affaire Nicolas le Floch
et par l'assoupissement consécutif au festin.
— Mme de Lastérieux, poursuivit-il, a-t-elle eu commerce charnel le soir de sa mort ? Aucun d'entre vous ne m'a paru affirmer de façon certaine la réalité de ce fait lors de l'ouverture du corps.
Sanson et Semacgus, dégrisés, se regardaient sans qu'aucun se décidât à répondre.
— C'est que, dit enfin le chirurgien de marine, rien n'est assuré en l'occurrence.
— Enfin, dit Bourdeau, c'est oui ou c'est non ?
— Pour dire le vrai, les deux possibilités existent.
— L'état des organes n'infirmait aucune des deux hypothèses, ajouta Sanson.
— Soyez plus précis, de grâce.
— Enfin, se décida Semacgus, songez qu'il y a divers moyens pour faire croire que conjonction il y a eu, et cela en fonction de ce que l'on recueille sans pourtant qu'il se soit rien passé...
— J'insiste, dit Bourdeau. Cela est essentiel. Tout le mystère de cette soirée et de ce qui en découle encore aujourd'hui dépend pour une large part de ce que le maître de chapelle inconnu tente de faire accroire : à savoir que Nicolas a passé ce soir-là une partie de la nuit avec sa maîtresse.
— En conscience, conclut Semacgus approuvé par Sanson, il nous est impossible de nous prononcer. Une mise en scène est toujours possible...
Alors que tous se taisaient, pensifs, des bruits sourds et répétés se firent entendre. Awa reparut pour dire qu'un homme demandait l'inspecteur Bourdeau. Il se leva et suivit la cuisinière. Il revint presque aussitôt.
— Messieurs, la danse macabre continue. L'esclave Casimir a été découvert mort, empoisonné, dans sa cellule du Châtelet.
VIII
CUL-DE-SAC
Étranges accidents, ceux d'autrefois,
ceux d'aujourd'hui
D'heurs en malheurs nous font tournoyer
les remous du sort.
Euripide
Mercredi 19 janvier 1774
Il était un peu plus de minuit. Ils décidèrent de rentrer aussitôt à Paris. Semacgus tint à les accompagner, il souhaitait examiner la victime avec Sanson. Tous étaient sous le coup de l'annonce de la mort de Casimir. En raison d'une température étrangement remontée, le brouillard se formait, enveloppant les jardins des faubourgs de nuées de plus en plus épaisses. En ville, où l'humidité se combinait avec les fumées de mille cheminées, le phénomène s'aggrava, rendant difficile la progression de la voiture. Les chevaux renâclaient à avancer dans cet inconnu mouvant. L'approche du fleuve multiplia les risques ; on ne distinguait plus rien, ni les lanternes ni les flambeaux que de rares noctambules portaient pour se diriger.
Un moment, le cocher en fut réduit à descendre de son siège pour conduire l'attelage en tâtant le sol et les obstacles du pied et de la main, pour relever le coin des rues. Nicolas, pour rompre un silence oppressant, rappela à ses compagnons que, quelques années plus tôt, les brouillards d'hiver avaient atteint une telle densité qu'on s'avisa de louer à l'heure des aveugles de l'hôpital des Quinze-Vingts. Ils guidaient piétons et voitures en plein midi dans tous les quartiers. On allait jusqu'à leur offrir cinq louis de récompense, si précise était leur connaissance de la topographie de Paris, supérieure même à celle des dessinateurs et graveurs des plans de la ville. Aucune remarque ne relança la conversation. À partir de la sortie du Pont-Royal il fut plus aisé de s'orienter. Le cocher regagna son siège et se contenta de suivre les quais jusqu'au Pont-au-Change, proche du Châtelet.
Des exempts, l'air grave, des gardes et des geôliers s'agitaient en tous sens dans la vieille prison royale. Nicolas et ses compagnons furent conduits au premier étage où le prévenu, maintenu au secret, bénéficiait d'une cellule plus grande, sans commune comparaison avec les cachots abjects, pourris d'humidité où l'air et la lumière ne pénétraient que par des soupiraux au ras du sol. Une odeur fétide les accueillit dès leur entrée et, à la lueur des torches, ils devinèrent une forme recroquevillée sur la paillasse. Couché sur le côté, les jambes pliées, les deux mains crispées à hauteur de l'estomac et la tête aux yeux ouverts et injectés rejetés en arrière, Casimir semblait vomir une purée sanglante. Pendant que Sanson et Semacgus s'affairaient autour du cadavre, les deux policiers examinaient avec soin la cellule. Nicolas détestait ces circonstances qu'il avait connues auparavant à plusieurs reprises ; il s'en voulait toujours de
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