L'affaire Nicolas le Floch
idiote depuis leur arrestation. Enfin il déclara la levée du ban et de l'arrière-ban de toutes les mouches et suppôts de police de la capitale avec une mention particulière pour Tirepot, dont l'habileté et la sagacité faisaient merveille. Rabouine coordonnerait l'opération et centraliserait les informations au bureau de permanence du Grand Châtelet. En même temps qu'il donnait ses ordres, le commissaire essaya de mettre au clair une pensée fugitive qui lui traversait l'esprit au sujet du piment bouc. Il lui semblait qu'un élément capital, oublié jusqu'à présent, tentait de remonter à la surface de sa conscience. Il ne se força pas, convaincu qu'elle réapparaîtrait au moment voulu, comme cela lui arrivait fréquemment.
Il sortit du Grand Châtelet pour se rendre chez le doyen des notaires royaux. Le vent s'était levé, s'engouffrant dans le lit du fleuve, repoussant nuages et brouillard. Des quartiers de ciel bleu se découpaient, formant une sorte de damier au-dessus de la ville. M e Bontemps, comme beaucoup de vieillards, devait se lever de bonne heure, mais le prendre au saut du lit eût par trop enfreint les règles de la bienséance et Nicolas devait s'efforcer de se concilier un original dont il attendait beaucoup. Il partit à pied, se félicitant d'avoir gardé ses bottes de cavalier quand il se vit patauger dans une boue presque liquide. Il dut se dépêtrer contre son envahissement sur les quais de Bourbon, de la Mégisserie et de l'École. Il obliqua à main gauche pour rejoindre la rue Saint-Honoré par la rue des Poulies. La rue Saint-Thomas du Louvre descendait vers les galeries du palais dont les hauts bâtiments se profilaient dans sa perspective. M e Bontemps logeait dans une maison cossue, située juste en face de l'hôtel de Longueville. Celui-ci, acquis par la ferme générale, abritait une annexe de sa direction centrale. M. de Sartine lui avait expliqué quelle puissance la Compagnie constituait dans l'État. Les bâtiments lui appartenant se multipliaient. M. de La Borde disait qu'on n'arrêterait pas les fermiers généraux, qu'ils préfiguraient l'avenir, que la direction générale comptait sept cents personnes, bien davantage que pour servir les ministres du roi. Trente mille employés dépendant directement ou indirectement de l'institution s'agitaient pour elle dans tout le royaume. Nicolas avait découvert avec surprise que les administrateurs étaient recrutés sur concours, recevaient une préparation à leurs fonctions, étaient notés tout au long de leur vie et touchaient une pension de retraite assurée par participation conjointe de la Compagnie et des employés à un fonds prévu pour cela 46 . Le peuple ne cessait de gronder contre cette puissance tenue pour responsable du poids des impôts et de la dureté des temps.
Le commissaire se présenta à l'étude, se félicitant d'avoir placé dans le revers de la manche de son habit la lettre de recommandation de M. de Noblecourt. La traversée des bureaux ranima les souvenirs de sa jeunesse à Rennes, avec ce remugle d'encre, de parchemins, de moisissures et de sueurs malsaines d'hommes jeunes confinés toute la journée à noircir les minutes, dans le grincement agaçant des plumes sur le papier. Les têtes adolescentes qui se levèrent timidement à son passage lui renvoyèrent sa propre image passée. Au fur et à mesure de sa montée dans l'escalier, une pénétrante odeur de pissat de chat lui pinçait les narines à un point tel qu'il dut user de sa tabatière à priser, habitude d'ordinaire réservée aux séances d'ouverture de la basse-geôle. Il fut accueilli au premier étage par un valet âgé, tout vêtu de noir et portant une fraise dont le blanc godronné, lavé et relavé, tirait sur le gris.
Le logis était vaste, sombre et poussiéreux. Il fut, à l'instant, environné et comme paralysé par des dizaines de chats qui surgissaient pour inspecter l'intrus. Les uns le caressaient, les autres, plus méfiants, se tenaient à distance et crachaient leur irritation de son intrusion. L'antichambre lui donna l'impression de pénétrer par effraction dans un tableau du début du siècle précédent. De hauts buffets de chêne noirci disposés contre des murailles recouvertes de cuir gaufré accentuaient la comparaison. On le fit entrer dans un cabinet-bibliothèque dont les murs étaient tapissés d'étagères remplies d'in-folio. Un gigantesque lampadaire de sanctuaire éclairait l'ensemble,
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