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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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s'accrocha aux téléphones du rayon, de la milice, du secrétaire des Jeunesses (privé), de la secrétaire du journal ; à d'autres encore. De partout la nouvelle rebondissait vers lui, glaçante, devenue banalement irréparable. À la morgue, sur des tables de marbre, dans un lugubre froid gris, troué d'électricité, gisait un enfant sans nom, écrasé par un tram. Il dormait à la renverse, la peau d'une blancheur de cire, les deux mains ouvertes comme si elles venaient de lâcher des billes ; il y avait un vieil Asiatique en long pardessus, le nez crochu, les paupières bleues, la gorge coupée, noire (on lui avait grossièrement peint le visage pour le photographier). Cela faisait un mort grimé, verdissant, aux pommettes fardées. Il y avait Maria, sa blousette bleue à pois blancs, son cou mince affreusement bleui, son petit nez retroussé, ses boucles rousses collées au crâne, mais plus de regard du tout, plus d'yeux, plus que de lamentables plis de chair meurtrie, rentrée bizarrement dans les orbites. « Pourquoi as-tu fait ça, pauvre Maroussia ? », interrogea stupidement Kostia dont les mains désolées pétrissaient la casquette. Et voilà la mort, fin d'un univers. Une gosse rousse, pourtant, n'est pas l'univers ? Le fonctionnaire de la morgue, un Juif morose, en malpropre blouse blanche s'approcha :
    – Vous la connaissez, citoyen ? Bon, alors, ne vous attardez pas, c'est inutile. Venez remplir le questionnaire.
    Son bureau était chauffé, confortable, plein de papiers, Noyés. Accidentés de la rue. Crimes. Suicides. Cas douteux.
    – Sous quelle rubrique inscrire la défunte, à votre avis, citoyen ?
    Kostia haussa les épaules. Demanda avec haine :
    – La rubrique des crimes collectifs, existe-t-elle ?
    – Non, dit le Juif, mais je vous ferai observer que la défunte, qui a déjà été examinée par le médecin légiste, ne porte ni ecchymoses ni traces de strangulation.
    – Suicide, jeta furieusement Kostia.
    Il fonça dans la bruine de la rue, l'épaule droite en avant. S'il eût pu se battre avec quelqu'un, casser la gueule à quelqu'un, recevoir dans les gencives un direct bien appliqué – pour toi, pauvre Maroussia, petite copine de rien du tout –, ça lui eût fait du bien. Grande sotte, est-ce qu'on se laisse pousser à bout comme ça ? On sait bien que les hommes sont des salauds. La gazette murale, on s'en fout, je te dis ! On se torche avec. Ah, c'que t'as été bête, pauvre gosse, ah, nom de Dieu, ah malheur ! – Rien de plus simple que cette affaire. Le secrétaire des Jeunes, atterré, gardait dans son portefeuille cette brève déclaration gravement signée Marie (et le nom de famille) sur une page de cahier d'écolier :
    « Prolétaire, je ne veux pas vivre avec ce sale déshonneur. N'accusez personne de ma mort. Adieu. »
    Et voilà ! Sur instruction du Comité central des Jeunesses, les Comités de rayon faisaient campagne « pour la santé, contre la démoralisation ». Comment faire cette campagne ? Cinq jeunes gens formant le Bureau se l'étaient demandé jusqu'à ce que l'un dit : « Exclure les maladies vénériennes. » Cela parut lumineux. « Qui ? » Des cinq, deux devaient être malades eux-mêmes, assez habiles pour se faire soigner dans des dispensaires éloignés. « Il y a Maria, la rouquine. » – « Parbleu ! » Cette drôle de fille qui ne disait jamais rien aux réunions, proprette, qui repoussait les avances, timide, mais agressive quand on la pinçait, où est-ce qu'elle l'avait prise, sa maladie ? Pas dans l'organisation, c'était certain. Alors, chez des éléments petits-bourgeois démoralisés ? « Elle n'a pas l'instinct de classe, dit le secrétaire sévèrement. Je propose de publier l'exclusion dans la gazette murale du chantier. Faut un exemple. » La gazette murale, illustrée de caricatures à l'aquarelle, où l'on voyait une Maria reconnaissable seulement à son corsage des beaux jours et à ses cheveux roux, grotesque, affublée de boucles d'oreilles en faux diamants, tomber d'une porte tandis que derrière elle s'allongeait l'ombre d'un énorme balai, la gazette murale dactylographiée était encore affichée dans le vestibule de la baraque. Kostia la détacha posément du mur, la déchira en quatre, rangea les morceaux dans son tiroir parce qu'ils pourraient faire preuve devant un tribunal…
    L'automne emporta dans ses pluies l'épisode insignifiant du suicide de Maria. Transmise pour instruction au Comité du rayon, l'affaire

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