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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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sourit encore aux yeux fidèles de l'image, puis à l'arme si nette, mortellement nette et fière, et de joie fit quelques mouvements de gymnastique. Romachkine, envieux, l'entendit faire craquer ses articulations.
    Presque tous les soirs, ils s'entretenaient quelques minutes avant de se coucher, l'un pesamment insidieux, reprenant sans cesse les mêmes idées, ainsi qu'une bête de labour suivant son sillon, puis recommençant d'en tracer un autre et recommençant encore, l'autre moqueur, entraîné malgré lui, bondissant parfois hors du cercle invisible tracé autour de lui, mais pour y retomber, sans le savoir.
    – Qu'est-ce que tu crois, Romachkine, interrogea-t-il enfin, quel est le coupable ? le coupable de tout ?
    – C'est évidemment le plus puissant. S'il y avait un Dieu, ce serait Dieu, fit doucement Romachkine. Ce serait bien commode, ajouta-t-il avec un petit rire oblique.
    Kostia crut comprendre d'un seul coup trop de choses. La tête lui en tourna.
    – Tu ne sais pas ce que tu dis, Romachkine, et c'est fort heureux pour toi. Bonsoir, vieux !
    De neuf heures du matin à six heures de l'après-midi, Kostia travaillait dans le bureau d'un chantier du métropolitain. Le grincement balancé de l'excavatrice se communiquait aux planches de la baraque. Des camions emportaient la terre remontée des profondeurs du sous-sol. Les premières couches semblaient formées de débris humains, comme l'humus est formé de débris végétaux, elles sentaient le cadavre, la ville en décomposition, l'ordure longtemps fermentée tour à tour sous les neiges et sous l'asphalte chaud. Les moteurs des camions, nourris d'une essence invraisemblable, remplissaient le chantier de détonations saccadées, si violentes qu'elles couvraient les jurements des chauffeurs. Une palissade séparait mal le chantier n° 22 de la rue trépidante et klaxonnante, aux deux torrents emportés en sens contraire, tramways agitant leurs sonneries hystériques, voitures cellulaires toutes neuves, fiacres bringuebalants, fourmillement de piétons. La Baraque, dont un poêle tenait tout le milieu, comprenait le pointage, la comptabilité, le bureau des technichiens, la table du parti et des Jeunesses communistes, avec son fichier, le coin du secrétaire de la cellule syndicale, le bureau du chef de chantier, mais ce dernier n'était jamais là, car il courait Moscou à la recherche des matériaux tandis que les commissions de contrôle couraient après lui ; on pouvait donc occuper sa place. Le secrétaire du parti la prenait de droit : du matin au soir, il recevait les doléances des ouvriers et des ouvrières, couverts de boue, qui descendaient sous terre, remontaient de dessous terre, redescendaient, l'une n'ayant pas de lampe, l'autre plus de bottes ; le troisième pas de gants, le quatrième blessé, le cinquième congédié pour être venu ivre, en retard, furieux qu'on ne le laissât point partir, puisqu'il était congédié :
    – J'veux qu'on respecte la loi, camarade part-org. – organisateur du parti –, j'suis venu en retard, j'étais saoul, j'ai fait du scandale, faut m'foutre à la porte, c'est l'décret !
    Le part-org., cramoisi, éclatait :
    – Nom de Dieu de Jean-foutre, tu t'intéresses au décret parce que tu veux foutre le camp, hein ? T'espères t'faire donner encore des vêtements de travail ailleurs ? S'pèce de…
    – L'décret, c'est l'décret, camarade.
    Kostia vérifiait le pointage des présents, descendait dans la galerie pour y porter des messages, aidait l'organisateur des Jeunes dans ses besognes variées d'éducation, de discipline, de surveillance secrète. Il arrêta au passage une petite courtaude énergique de dix-huit ans, brune aux petits yeux acides et les lèvres peintes :
    – Alors, ta copine Maria, ça fait deux jours qu'elle manque ? Faut que je pose la question devant le bureau des Jeunes.
    La courtaude s'arrêta net, remontant sa jupe d'un mouvement masculin. La lampe de mine pendait sur son tablier de cuir. Les cheveux cachés sous un épais serre-tête, elle paraissait casquée. Elle parla violemment, sans hâte, la voix basse :
    – Ben, Maria, vous la verrez plus. L'est morte. S'est jetée hier dans la Moskova ; elle dort à la morgue, à c't'heure. Tu peux aller la voir, si l'cœur t'en dit. Tu y es pour quelque chose, toi, et l'bureau aussi, j'ai pas peur de vous l'dire, moi.
    Le tranchant de la pelle luisait méchamment sur son épaule. Elle s'enfonça dans la gueule de l'ascenseur. Kostia

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