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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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tomba sous les directives d'une campagne urgente, immédiate, contre l'opposition de droite, suivie d'exclusions incompréhensibles, puis d'une autre campagne, plus lente à se déclencher, mais pire en réalité, contre la corruption des fonctionnaires du parti et des Jeunesses. Cette bourrasque-là fit plonger le secrétaire des Jeunes du chantier dans un abîme d'opprobre : exclusion, dérision, gazette murale (le balais reparut, chassant le gars au poil hérissé dont la serviette à paperasses tombait sur le fumier), chômage final, pour s'être attribué lui-même deux mois de congé dans une maison de repos des jeunes travailleurs d'élite scintillante de blancheur sous les éboulements de roches et les explosions de fleurs d'Aloupka, Crimée.
    Kostia, accusé « d'avoir démonstrativement déchiré un numéro de la gazette murale (indiscipline grave) et tenté d'exploiter à des fins d'intrigue, pour discréditer le bureau des Jeunes, le suicide d'une exclue » fut « sévèrement blâmé ». Que lui importait, au fond ? Il retrouvait tous les soirs, après le chantier, la ville, les colères rentrées, les chaussures sans semelles, les soupes aigres, la bise, il retrouvait le rassérénant regard de la miniature. Il frappait à la porte de Romachkine, qui avait beaucoup vieilli en peu de temps et lisait maintenant des livres singuliers de tendance religieuse. Kostia le mettait en garde :
    – Méfiez-vous, Romachkine, vous allez choir dans la mystique…
    – Ce n'est pas possible, répondait le petit homme ratatiné, je suis si profondément matérialiste que…
    – Que…
    – … Que rien. Je pense que c'est toujours la même inquiétude sous des formes contradictoires…
    – Peut-être, dit Kostia, frappé par cette idée, peut-être les mystiques et les révolutionnaires sont-ils des frères… Mais il faut que les uns enterrent les autres…
    – Oui, dit Romachkine.
    Il ouvrit un livre : l'Esseulement de Wladimir Rozanov.
    – Tenez, lisez. Quelle vérité !
    D'un ongle jauni, il souligna ces lignes : « Le corbillard avance lentement, le trajet est long. – Eh bien, adieu, Vassili Vassilievitch, on est mal dans la terre, mon vieux, et tu as mal vécu ; si tu avais mieux vécu, il te serait plus facile de reposer sous terre. Tandis qu'avec l'iniquité… »
    « Mon Dieu, mourir dans l'iniquité…
    Or je suis dans l'iniquité. »
    – Ce n'est pas mourir dans l'iniquité qu'il faut, répliqua Kostia, c'est vivre dans le combat…
    Il fut surpris de l'avoir pensé si clairement. Romachkine l'observait avec une attention suraiguë. L'entretien bifurqua sur la distribution des passeports, le renforcement de la discipline du travail, les règles édictées par le chef – le chef lui-même.
    – Onze heures, dit Kostia. Bonne nuit.
    – Bonne nuit. Qu'as-tu fait du revolver ?
    – Rien.
    Vers dix heures, un soir de février, la neige cessa de tomber sur Moscou, un gel doux revêtit toutes choses de cristaux diamantés. Les branches mortes des arbres et des buissons, dans les jardins, en furent féeriquement recouvertes. Une floraison de cristaux recelant de secrètes lumières naquit sur les pierres, recouvrit les façades, habilla les monuments. On marchait sur une poudre d'étoiles, à travers une ville stellaire : des myriades de cristaux flottaient dans le halo des lanternes. Sur le tard, la nuit devint d'une pureté inouïe. La moindre lumière s'y prolongeait vers le ciel en épée. Ce fut une fête de gel. Le silence semblait scintiller. Kostia ne s'en aperçut qu'après avoir marché pendant quelques minutes dans cet enchantement au sortir d'une réunion des Jeunes consacrée une fois de plus au relâchement de la discipline du travail. Le mois finissait. Kostia jeûnait comme tant d'autres. En séance, il s'était tu, sachant sa formule inacceptable : « Pour plus de discipline, plus de nourriture. Soupe d'abord ! La bonne soupe chassera l'alcool ! » À quoi bon parler ? La féerie nocturne s'empara de lui, allégea sa démarche, nettoya son esprit, lui fit oublier la faim, lui fit oublier jusqu'aux six hommes fusillés la veille, ce qui l'avait étrangement impressionné. Des saboteurs du ravitaillement, disait le sobre communiqué officiel. Sans doute volaient-ils, comme tout le monde, mais pouvaient-ils ne point voler ? Le pourrais-je, moi ? – à la longue ? Les colonnes de lumière, au-dessus des lanternes, s'évasaient vers le haut, très haut dans la nuit remplie de minuscules

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