L'affaire Toulaév
enjambées vers un point rouge doucement oscillant au milieu de la chaussée. Des étoiles se dégagèrent au-dessus des bâtisses en briques de la place Spartacus ; à droite, le square noir aux arbres malingres.
« Que faire, mon vieux ? je ne te demande pas d'avouer… Si tu te mettais à avouer, toi, tout s'écroulerait. C'est ta façon de tenir un monde dans tes mains : te taire… »
À quelques pas de la petite lanterne rouge, dans une cuve à goudron encore chaude sans doute, des têtes ébouriffées se serraient les unes contre les autres, avec les points dorés des cigarettes ; et de là venait un murmure de voix agitées. Kondratiev, les mains dans les poches, la tête baissée, s'arrêtait devant son problème à cause d'un câble qui lui barrait la route et de la lanterne signalant les travaux. Il voyait très bien, mais il ne regardait qu'en lui-même et bien au-delà de lui-même. Dans la cuve chaude, des têtes se haussèrent, tournées vers ce passant qui n'avait pas l'air d'un type de la milice, et l'on sait très bien que ces fainéants-là ne sont plus dehors à trois heures du matin. Un pochard alors, avec des poches à vider, dis donc, Iéromka le Malin, c'est ton tour, et c'est toi le spécialiste de ces citoyens, il a l'air costaud, méfie-toi… Iéromka se redressait tout entier, mince ainsi qu'une fille, mais tout en acier, le couteau prêt dans les haillons de la ceinture, et il regarda à travers l'obscurité cet homme de cinquante-cinq ans, carré d'épaules et du menton, bien habillé, qui continuait à se parler tout bas à lui-même.
– Hé, oncle ! dit Iéromka, d'une voix sifflante que l'on entendait bien où il fallait qu'on l'entendît, mais qui se perdait aussitôt dans la nuit.
– Qué qu't'as, oncle ? T'es soûl ?
Kondratiev aperçut le groupe d'enfants et joyeusement :
– Salut ! Pas trop froid ?
Pas soûl, bizarrement cordial, un ton assuré : alarmant. Iéromka sortit lentement de la cuve et s'approcha en boitant un peu (un truc à lui pour paraître plus débile qu'il n'était ; fil de fer, désossé, pantin détraqué aux articulations métalliques, il fait penser à tout cela). Séparés seulement par le câble et la lanterne rouge, Iéromka et Kondratiev s'interrogèrent de tout près dans un silence opaque. « Voici nos enfants, voici nos enfants abandonnés, Iossif, je te présente nos enfants », pensait Kondratiev et cela mettait sur ses lèvres noires un sourire noir. « Ils ont des couteaux dans leurs loques pouilleuses, nous n'avons rien su leur donner de plus. Je sais que ce n'est pas notre faute. Et toi, tu as tous les revolvers de tes troupes spéciales, tu n'as rien su te donner non plus, toi qui avais toutes nos richesses entre les mains… » Iéromka l'étudiait de bas en haut, de ses yeux de fille dangereuse. Il dit :
– Oncle, va-t'en, tu n'as rien perdu ici… Ici, c'est la conférence des gosses du rayon, t'as compris ? On est occupé ; va-t'en.
– C'est bon, répondit Kondratiev, je m'en vais. Salut à la conférence.
– Un lunatique, rapporta Iéromka aux copains serrés en rond dans la cuve, rien à craindre ; continue, Timocha…
Kondratiev s'en allait vers les tours des trois gares, celle d'Octobre, celle de Yaroslavl, celle de Kazan, celle de la révolution, celle de la ville où nous avons eu dix-huit fusillés, trois cent cinquante vaincus d'un seul coup, celle de Kazan où nous avons sur un brûlot, avec Trotsky et Raskolnikov, incendié la flottille blanche… C'est étonnant comme nous avons été victorieux, comme nous sommes victorieux, comme nous sommes abandonnés et vaincus (Yaroslavl ne fait plus penser qu'à une prison secrète), pareils à ces petits voyous qui conférencient peut-être sur un crime ou sur la bonne organisation de la mendicité et des vols autour des trois gares – mais ils vivent, ils luttent, ils ont raison de mendier, de tuer, de voler, de conférencier, ils luttent… Kondratiev se parlait avec chaleur, en gesticulant de la main ouverte, de même qu'à la tribune.
Quand il rentra chez lui des coqs chantaient dans les cours au lointain, ce devait être dans des rues d'aspect provincial avec de petites maisons en bois et briques, surpeuplées et encombrées, des arbres d'autrefois dans de misérables jardinets, des tas d'ordures dans les coins et dans chaque chambre dormait chaudement une famille, les enfants au pied du lit des parents, sous des couvertures bigarrées faites de morceaux de tissus
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