L'affaire Toulaév
demi-sourire amusé :
– Je suis presque pareil à toi, citoyen, mais il est malaisé de juger…
Ce fut dit d'un ton grave qui porta. Il se sentit trop regardé, se leva, s'en alla. Dans la nuit noire, un type louche, à casquette, braquant sur lui une lanterne de poche, lui demanda tout à coup ses papiers ; et, devant le laissez-passer du Comité central, recula, comme pour s'évanouir dans les ténèbres :
– Excusez-moi, camarade, le service…
– Fous le camp, bougonnait Kondratiev, et vivement !
Le type louche, au bord du noir absolu, lui fit le salut militaire, de la main portée à la hauteur d'une informe casquette. Et Kondratiev, reprenant d'un pas allégé sa marche dans l'allée noire, sut deux choses incontestables : que le doute n'était pas possible, ce n'était pas la peine de se récapituler les indices, et qu'il lutterait.
Il savait, et tous ceux qui l'approchaient devaient savoir, car cette subtile révélation émanait de lui, il savait qu'un dossier KONDRATIEV, I. N. voyageait de bureau en bureau, dans le domaine illimité du secret le plus secret, laissant partout après lui un trouble sans nom. Des messagers confidentiels déposaient ce pli cacheté sur les tables du Service secret du Secrétariat général ; des mains attentives l'y prenaient, l'ouvraient, annotaient le nouveau document joint par le haut-commissariat de la Sûreté ; le pli ouvert franchissait des portes, pareilles à toutes les portes du monde, dans l'étroite région où tous les secrets se montraient nus, silencieux, souvent mortels, mortellement simples. Le chef parcourait un moment ces papiers, il devait avoir son vieux visage de chair grise, son front bas, creusé de rides, ses petits yeux roux au regard anguleux, un regard dur d'homme abandonné. « Tu es seul, frère, absolument seul avec tous ces papiers empoisonnés que tu as fait naître. Où te mènent-ils ? Tu sais où ils nous mènent, mais tu ne peux pas savoir où ils te mènent, toi. Tu te noieras au bout du chemin, frère, j'ai pitié de toi. Des jours terribles viennent et tu seras seul avec des millions de visages menteurs, seul avec tes énormes portraits placardés sur les façades, seul avec les spectres aux crânes troués, seul au sommet de cette pyramide d'ossements, seul avec ce pays déserté de lui-même, trahi par toi qui es fidèle, comme nous, fou de fidélité, fou de soupçons, fou de jalousies rentrées depuis toute ta vie… Ta vie a été noire, toi seul tu te vois presque tel que tu es, faible, faible, faible, affolé par les problèmes, faible et fidèle, et méchant parce que tu es, sous la cuirasse que tu ne quitteras jamais, dans laquelle tu mourras, raidi de volonté, débile et nul. C'est cela ton drame. Tu voudrais détruire tous les miroirs du monde pour ne plus t'y reconnaître, et nos yeux sont tes miroirs et tu les détruits, tu as fait sauter les crânes pour détruire les yeux dans lesquels tu te voyais, tu te jugeais, tel que tu es, irrémédiablement… Est-ce que mes yeux te gênent, frère ? Regarde-moi bien en face, laisse-là tous ces papiers fabriqués par notre machine à écraser les hommes. Je ne te reproche rien, je mesure toute ta faute, mais je vois toute ta solitude et je pense à demain. Personne ne peut ressusciter les morts ni sauver ce qui a été perdu, ce qui meurt déjà, nous ne pouvons pas ralentir le glissement vers l'abîme, coincer la machine. Je suis sans haine, frère, je suis sans peur, je suis comme toi, je n'ai peur que pour toi, à cause du pays. Tu n'es ni grand ni intelligent, mais tu es fort et dévoué comme tous ceux qui valaient mieux que toi et que tu as fait disparaître. L'histoire nous joue ce mauvais tour : nous n'avons que toi. Voilà ce que mes yeux te disent, tu peux me tuer, tu n'en seras que plus désarmé, plus seul, plus nul et peut-être ne m'oublieras-tu pas, comme tu n'as pas oublié les autres… Quand tu nous auras tous tués, tu seras le dernier, frère, le dernier d'entre nous, le dernier pour toi-même et le mensonge, le danger, le poids de la machine que tu as montée t'étoufferont… »
Le chef levait lentement la tête parce que tout en lui était pesant, et il n'était pas terrible, il était vieux, les cheveux blanchissants, les paupières boursouflées, et il demandait simplement, d'un ton lourd comme la charpente de ses épaules : « Que faire ? »
« Que faire ? », répéta Kondratiev, à voix haute, dans la nuit fraîche. Il allait à grandes
Weitere Kostenlose Bücher