L'affaire Toulaév
cristaux de gel.
Kostia suivait une rue étroite, bordée d'un côté de petits hôtels du siècle passé, de l'autre d'immeubles à six étages. De loin en loin une discrète lumière transparaissait aux fenêtres. Chacun sa vie – que c'est singulier ! La neige faisait sous les pas du jeune marcheur un léger bruit de soie froissée. Une puissante auto noire, effleurant silencieusement la neige, s'arrêta à quelques pas devant lui. Un gros homme en pelisse courte et bonnet d'astrakan en descendit, serviette sous le bras. Kostia arrivant à sa hauteur, lui vit de fortes moustaches tombantes dans une face pleine au nez largement épaté. Cette tête, il crut la reconnaître lointainement. L'homme dit quelque chose au chauffeur qui répondit sur un ton déférent :
– Bien, camarade Toulaév.
Toulaév ? Du Comité central ? Celui des déportations en masse de la région de Vorogène ? Celui de l'épuration des universités ? Kostia se retourna, par curiosité, pour le mieux dévisager. L'auto disparaissait au fond de la rue. Toulaév, d'un pas leste et pesant, rejoignait Kostia, le dépassait, s'arrêtait, levait la tête sur une fenêtre éclairée. De fins cristaux de gel tombaient sur sa face levée, lui saupoudrant les sourcils et les moustaches. Kostia se trouva derrière lui, la main de Kostia se souvint toute seule du revolver colt, le fit surgir et…
La détonation fut assourdissante et sèche. Assourdissante dans l'âme de Kostia, comme le tonnerre subitement déchaîné au milieu du silence. Insolite dans cette nuit boréale. Son tonnerre intérieur, Kostia le vit éclater : ce fut un nuage qui s'enfla, devint une énorme fleur noire bordée de flammes, s'évanouit. Un strident coup de sifflet fouetta la nuit, tout près. Un autre lui répondit, un peu plus loin. La nuit s'emplit d'une panique invisible. Les sifflets s'y croisaient affolés, précipités, se cherchant, se bousculant, coupant les aériennes colonnes de lumière. Kostia courait sur la neige, par de petites rues tranquilles ; les coudes au corps, ainsi qu'au stade des Jeunesses. Un coin tourné, puis un autre, il se dit qu'il fallait maintenant marcher sans hâte. Son cœur battait très fort. « Qu'est-ce que j'ai fait ? Pourquoi ? C'est insensé… J'ai agi sans penser… Sans penser, comme un homme d'action… » Semblables à des rafales de neige, des lambeaux d'idées déchiquetées se bousculaient dans sa cervelle. « Toulaév méritait bien d'être fusillé… Était-ce à moi de le savoir ? En suis-je sûr ? Suis-je sûr de la justice ? Ne suis-je pas fou ? » Un traîneau apparut, tout à fait fantastique, et le cocher, au passage, inclina vers Kostia ses yeux de gros matou et sa barbe enneigée :
– Qu'est-ce qui se passe là-bas, jeune homme ?
– J'sais pas. Des soûlauds qui s'battent une fois de plus, j'pense. Le diable les emporte !
Le traîneau vira de bord lentement, au milieu de la ruelle pour s'éloigner des histoires. Cet échange de banales paroles avait dégrisé Kostia, rendu à une paix extraordinaire. Traversant une place bien éclairée, il passa près d'un milicien, à son poste de surveillance. N'avait-il pas rêvé ? Dans sa poche le canon colt gardait une bouleversante chaleur. Dans sa poitrine, la joie montait inexplicablement. Rien que la joie. Éblouissante, froide, inhumaine, comme un ciel d'hiver constellé.
Une lueur filtrait sous la porte de Romachkine. Kostia entra. Romachkine lisait dans son lit, à cause du froid. Des fougères grises couvraient les carreaux de la fenêtre.
– Que lisez-vous, Romachkine, par ce froid ?… Dehors il fait si beau, si vous saviez !
– J'ai voulu lire quelque chose sur le bonheur de vivre, dit Romachkine. Seulement, des livres là-dessus, il n'y en a pas. Pourquoi n'en écrit-on pas ? Est-ce que les écrivains n'en savent pas plus que moi sur ce sujet ? Est-ce qu'ils ne voudraient pas, comme moi, savoir ce que c'est ?
Il amusait Kostia. Quel phénomène !
– Voilà, je n'ai trouvé que ça, chez un bouquiniste, un très vieux livre, très beau… Paul et Virginie, ça se passe dans une île pleine d'oiseaux et de plantes heureuses ; ils sont jeunes, purs, ils s'aiment… C'est incroyable. (Il remarqua le retard exalté de Kostia.) Mais qu'est-ce qui vous arrive, Kostia ?
– Je suis amoureux, Romachkine, mon ami, c'est terrible.
2. LES GLAIVES SONT AVEUGLES
Les journaux annoncèrent sobrement « la mort prématurée du camarade Toulaév ». La première
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