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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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instruction secrète amena, dans les trois jours, soixante-sept arrestations. Les soupçons tombèrent d'abord sur la secrétaire de Toulaév, qui était aussi la maîtresse d'un étudiant sans parti. Les soupçons se concentrèrent ensuite sur le chauffeur qui avait accompagné Toulaév jusqu'à sa porte ; un homme de la Sûreté, bien noté, pas buveur, sans relations fâcheuses, ancien soldat des troupes spéciales, membre du bureau de la cellule du garage. Pourquoi n'avait-il pas attendu, pour démarrer, que Toulaév fût entré dans la maison ? Pourquoi Toulaév, au lieu d'entrer tout de suite, avait-il fait quelques pas sur le trottoir ? Pourquoi ? Tout le mystère du crime paraissait tenir dans ces inconnues. Nul ne savait que Toulaév espérait s'attarder un moment chez la femme d'un ami absent ; que l'attendaient là une bouteille de vodka et deux bras potelés, un corps laiteux, chaud sous le peignoir… La balle mortelle n'était pourtant pas sortie du pistolet du chauffeur ; l'arme meurtrière demeurait introuvable. Interrogé soixante heures de suite par des inquisiteurs eux-mêmes à bout de force, qui se relayaient toutes les quatre heures, le chauffeur descendit jusqu'au bord de la folie, en ne variant dans ses déclarations que parce qu'il finissait par perdre l'usage de la parole, de la raison, des muscles mêmes du visage que les nerfs doivent mouvoir pour la parole et l'expression. À partir de la trente-cinquième heure d'interrogatoire, ce ne fut plus un homme mais un mannequin de chair douloureuse et de vêtements informes. On le droguait avec du café très fort, du cognac, des cigarettes tant qu'il voulait. On lui fit une piqûre. Ses doigts lâchaient les cigarettes, ses lèvres oubliaient de boire quand on y collait un verre ; d'heure en heure deux hommes du détachement spécial le traînaient jusqu'au lavabo, lui inclinaient la tête sous le robinet, l'aspergeaient d'eau glacée. Il ne remuait guère entre leurs mains, pas même sous l'eau glacée, et ces hommes croyaient qu'il profitait de cet instant de répit pour dormir une minute entre leurs mains ; le maniement de la loque humaine les démoralisait en quelques heures ; il fallait les remplacer. On maintenait le chauffeur assis, pour qu'il ne tombât pas de sa chaise. Le juge d'instruction tonnait tout à coup, en frappant violemment de la crosse de son revolver le bord de la table :
    – Ouvrez les yeux, accusé ! Je vous ai défendu de dormir ! Répondez ! Après avoir tiré, qu'avez-vous fait ?
    À cette question répétée pour la trois centième fois, l'homme vidé de toute intelligence, de toute résistance, l'homme à bout de lui-même, les yeux injectés de sang, la face molle affreusement fripée, commença de répondre :
    – Je…
    puis il s'écroula sur la table en faisant « hrrr » comme s'il ronflait. Une bave mousseuse coula de sa bouche. On le redressa. On lui versa entre les dents une gorgée de cognac arménien.
    – … j'ai… pas tiré…
    – Gredin !
    Le juge, exaspéré, le gifla à toute volée ; et ce magistrat eut le sentiment d'avoir frappé un mannequin oscillant. Lui-même avala d'une lampée un demi-verre de thé : mais ce thé, en réalité, était du cognac chaud. Et un saisissement le glaça. Des voix basses rampaient derrière lui. La cloison n'était qu'un rideau tendu sur une pièce obscure, d'où l'on voyait parfaitement tout ce qui se passait, à deux mètres seulement, dans la pièce claire. Là venaient d'entrer sans bruit plusieurs personnages, l'un suivant l'autre, respectueusement. Le chef, las de s'enquérir au téléphone : « Eh bien, ce complot ? » – pour s'entendre répondre par la voix défaite du haut-commissaire que « l'enquête progressait sans donner de résultats appréciables », formule idiote –, était venu. Botté, courte vareuse inélégante, nu-tête, front bas, face ramassée, moustache épaisse, il avait, du fond de l'invisible réduit, avidement planté ses yeux dans ceux du chauffeur, qui ne le voyaient pas, qui ne voyaient plus rien. Il avait écouté. Derrière lui, le haut-commissaire, surmené, droit comme un factionnaire ; derrière eux, plus près de la porte, dans l'obscurité complète, d'autres personnages galonnés, muets, pétrifiés. Le chef se retourna vers le haut-commissaire et très bas :
    – Faites cesser tout de suite cette inutile torture. Vous voyez bien que cet homme ne sait rien.
    Les uniformes s'écartèrent devant lui. Il se dirigea vers

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