L'affaire Toulaév
Crimée, qui jetait des coups d'œil obliques dans les vitres et les couloirs d'entrée, et elle le voyait mené par une sorte de faim plus lamentable et plus âpre que la faim. Les plus tristes épiceries, voisines des bouges, offraient dans leurs étalages livrés aux mouches du chocolat, du riz La Croix en paquets bleus, des fromages, des fruits d'outre-mer. Xénia se souvenait de l'indigence de nos coopératives dans les faubourgs de Moscou – comment cela se faisait-il ? Sont-ils si riches que leur misère même puisse croupir dans une sorte d'abondance ? L'horreur marécageuse de ces bas-fonds régnait sur un confort gras et bas, plein de mangeailles, de liqueurs, de chiffons agréables à l'œil, d'amours sentimentales et de piments sexuels.
Xénia revenait sur la rive gauche. Au Châtelet finissait une ville commerçante dont la trépidation n'était qu'élémentaire, ventres et bas-ventres à nourrir. L'animalité des multitudes s'y affairait sur place. La tour Saint-Jacques, entourée d'une pauvre oasis de feuillages et de chaises à deux sous, n'était qu'un inutile poème de pierre. « Vestige de l'âge théocratique, pensait Xénia, et cette ville est à l'âge mercantile… » Il n'y avait qu'un pont à traverser pour arriver, entre la Préfecture, la Conciergerie, le Palais de Justice, à l'âge administratif. Les prisons dataient de sept cents ans, leurs tours rondes, qui regardent la Seine, laissaient oublier, tant elles avaient de noblesse de lignes, leurs chambres de tortures d'autrefois. Les procédures nourrissaient un peuple de scribes, mais il y avait aussi un marché aux fleurs.
Un autre pont sur les mêmes eaux, et les livres vivaient aux étalages, des jeunes gens nu-tête portaient des cahiers sous le bras, l'on entrevoyait dans les cafés des visages penchés sur des textes qui étaient tout à la fois les Pandectes de Justinien, les Commentaires de Jules César, La Clé des songes de Sigmund Freud et des poèmes surréalistes. La vie montait le long des terrasses des cafés vers un jardin tracé en lignes de calme et ce jardin finissait entre des immeubles bourgeois par un globe en bronze aéré que soutenaient des formes humaines, comme une pensée attachée au sol, métallique mais transparente, terrestre mais fièrement résistante. Xénia préférait rentrer chez elle par ce carrefour où le ciel était plus vaste qu'ailleurs. Les tissus imprimés réclamés par le trust du Textile d'Ivanovo-Voznessensk ne lui demandaient qu'une consultation par semaine, sur des sélections proposées. Elle se laissait vivre, chose inconcevable mais facile.
S'arrêter devant un portail du XVIe siècle, rue Saint-Honoré, en se disant que la charrette de Robespierre et de Saint-Just a passé ici, découvrir à côté une vitrine contenant des tissus du Levant, s'interroger sur le prix d'un flacon de parfum, flâner dans les jardins de la tour Eiffel… Belle ou laide, cette armature métallique montant si haut dans le ciel de Paris ? Lyrique en tout cas, émouvante, unique au monde ! À quelle émotion esthétique rattacher l'émotion que Xénia éprouvait à l'apercevoir du haut de Ménilmontant, à l'horizon de la ville ? Soukhov expliquait que notre Palais des Soviets élèverait plus haut dans le ciel de Moscou une statue de chef en acier, ce serait autrement grand et symbolique ! Leur petite tour Eiffel, monument dépassé de la technique industrielle fin XIXe siècle, le faisait rire. « Comment pouvez-vous trouver ça intéressant » (le mot émouvant lui était inconnu). « Vous avez beau être poète, répondait Xénia, vous avez moins d'intuition de certaines choses que les plantes » et comme il ne comprenait pas du tout, il riait, sûr de sa supériorité… C'est pourquoi Xénia préférait sortir seule.
Levée tard, vers 9 heures, Xénia, sa toilette finie, ouvrait la fenêtre sur un croisement de boulevards, le Raspail, le Montparnasse, et contemplait, contente de vivre, ce paysage de maisons, de cafés aux sièges encore retournés sur les tables, d'asphalte. Métro Vavin. L'éventaire fermé du marchand d'huîtres et coquillages ; la marchande de journaux dépliait son pliant… Rien ne changeait d'un jour à l'autre. Xénia prenait son petit déjeuner au café de l'hôtel et c'était un moment agréable. Les rites matinaux de l'établissement lui procuraient un sentiment de paisible sécurité. Comment ces gens pouvaient-ils vivre sans trouble, sans élan vers l'avenir, sans
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