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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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parlant à elle-même.
    Que faire ? Un monsieur âgé se découvrait devant elle, il avait des dents en or, il disait quelque chose d'une voix mielleuse, avec embarras. Il disait « gracieuse » et Xénia entendit « grâce ». – Écrire à l'instant, télégraphier, grâce pour Kiril Roublev, grâce ! Le monsieur vit ce visage aigu de femme-enfant s'éclairer, il allait prendre un air béat, mais Xénia tapait du pied, elle l'aperçut, ses cheveux rares partagés par une raie, ses yeux porcins, et elle fit comme elle faisait enfant, dans ses pires colères, elle cracha devant elle à toute volée… Le monsieur s'esquivait, Xénia entra dans un bar-tabac bruyant.
    – Papier à lettres, je vous prie… Oui, café, vite.
    On lui apporta une enveloppe jaune, une feuille de papier quadrillé. Écrire au chef, lui seul sauverait Kiril Roublev. « Cher et grand, et juste, notre chef bien-aimé… Camarade ! » L'élan de Xénia tomba. « Cher », mais ne commençait-elle pas, en écrivant, à surmonter une sorte de haine ? C'était épouvantable à penser. « Grand », mais que ne laissait-il pas faire ? « Juste » et l'on allait juger Roublev, tuer Roublev, pareil à un saint – et ces procès-là sont certainement décidés par le Bureau politique ! Elle réfléchit. Pour sauver Roublev pourquoi ne pas mentir, s'avilir ? Seulement, la lettre n'arriverait pas à temps – et si même la lettre arrivait, la lirait-il, Lui qui recevait des milliers de lettres par jour, dépouillées par un secrétariat ? Qui faire intervenir ? Le consul général, Nikifore Antonytch, gros froussard impassible né sans âme ? Le premier secrétaire de la légation, Willi, qui lui enseignait le bridge, la conduisait à Tabarin, ne voyant en elle que la fille de Popov ? Il espionnait l'ambassadeur, parfait arriviste, Willi, né sans âme, lui aussi. D'autres visages se présentèrent, tous devenant subitement odieux. Dès ce soir, dès que l'on recevrait confirmation de la dépêche des journaux, la cellule du parti se réunirait, le secrétaire proposerait de télégraphier une résolution d'unanimité exigeant le suprême châtiment pour Kiril Roublev, Erchov, Makéev, traîtres, assassins, ennemis du peuple, rebut de l'espèce humaine. Willi voterait pour, Nikifore Antonytch voterait pour, les autres voteraient pour… « Que ma main se dessèche, misérables, si elle se lève avec les vôtres ! » Personne à supplier, personne à qui en parler, personne ! Les Roublev périssent seuls, seuls ! Que faire ?
    Xénia trouva : père. Père, aide-moi. Tu connais Roublev depuis ta jeunesse, père, tu le sauveras, tu peux le sauver. Tu iras trouver le chef, tu lui diras… Elle alluma une cigarette : la flamme de l'allumette lui fut une étoile de bon augure au bout des doigts. Presque radieuse, Xénia commença d'écrire sa dépêche dans un bureau de poste. Le premier mot tracé sur le papier éteignit sa confiance. Le premier formulaire déchiré, Xénia sentit son visage se crisper. Au-dessus du pupitre, une affiche expliquait : « Avec un versement annuel de 50 francs pendant vingt-cinq ans, vous vous assurerez une paisible vieillesse… » Xénia éclata de rire. Son stylo ne contenant plus d'encre, elle chercha autour d'elle. Une main magique lui tendit un stylo jaune entouré d'un anneau d'or. Xénia écrivit avec décision :
    « Père il faut sauver Kiril Stop Tu connais Kiril depuis vingt ans Stop C'est un saint Stop Innocent Stop Innocent Stop Si tu ne le sauves pas un crime pèsera sur nous Stop Père tu le sauveras… »
    D'où sortait ce ridicule stylo jaune d'œuf ? Xénia ne sut qu'en faire, mais une main le lui prit, un monsieur dont elle ne vit que la moustache à la Charlie Chaplin lui disait aimablement quelque chose qu'elle n'entendit pas. Allez à tous les diables ! Au guichet, la buraliste, une jeune femme aux grandes lèvres trop peintes, comptait les mots du télégramme. Elle regarda Xénia, les yeux dans les yeux, et dit :
    – Je vous souhaite de réussir, mademoiselle.
    Xénia, une boule de sanglots dans la gorge, répondit :
    – C'est presque impossible.
    Les yeux bruns, striés d'or, de l'autre côté du guichet, la regardèrent avec effroi, mais leur expression éclaira Xénia qui se reprit :
    – Non, tout est possible, merci, merci.
    Le boulevard Haussmann vibra sous un soleil léger. À un coin de rue les passants s'attroupaient pour voir, dans une vitrine d'entresol, passer des mannequins qui

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