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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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n'y a rien, dit Erchov avec un sourire forcé.
    À cet instant, il perçut nettement qu'il y avait au contraire, là même et partout où il irait, quelque chose d'énorme, d'inconcevable, d'infiniment redoutable pour lui et pour cette femme peut-être trop belle, peut-être trop privilégiée, peut-être… Un pas régulier se prolongeait dans le corridor voisin : l'homme de garde allait s'assurer de l'entrée de service.
    – Rien… On m'a changé deux hommes de l'escorte personnelle, ça me contrarie.
    – Mais c'est toi le maître, chéri, dit Valentina, debout devant lui, toute droite, le peignoir entrouvert sur la gorge.
    Elle continuait de se limer un ongle passé au laque. Erchov regarda stupidement, les sourcils froncés, un beau sein dur à la pointe fauve. Il accueillit sans se dérider le regard assuré d'yeux pleins de fleurs d'été. Elle dit encore :
    – … Tu ne fais donc pas ce que tu veux ?
    Il devait être vraiment très fatigué pour que d'aussi insignifiantes paroles trouvassent en lui ce retentissement singulier. En entendant cette phrase banale, Erchov perçut qu'il n'était le maître de rien, que sa volonté ne contrôlait rien en réalité, que toute lutte serait vaine. « Il n'y a que les fous qui font ce qu'ils veulent », songea-t-il. À haute voix, il répondit avec un mauvais sourire :
    – Il n'y a que les fous qui croient qu'ils font ce qu'ils veulent.
    La jeune femme devina : « Il se passe quelque chose… » avec une telle certitude dans l'appréhension, qu'elle n'osa pas interroger et que l'élan câlin, qui allait la jeter vers lui, s'affaissa. Elle s'efforça d'être enjouée.
    – Eh bien, embrassons-nous, Sima.
    Il la souleva comme il faisait de coutume, en lui prenant les coudes dans les paumes, et l'embrassa, pas sur les lèvres, plutôt entre les lèvres et les narines, et sur le coin de la bouche, en reniflant un peu l'arôme de la peau. (« Personne n'embrasse ainsi, lui avait-il dit quand il lui faisait la cour ; c'est nous seuls. »)
    – Prends un bain, dit-elle.
    S'il ne croyait pas à la pureté de l'âme – que voilà des mots périmés ! –, il croyait à la pureté bienfaisante du corps lavé, rincé, douché d'eau glacée après le bain tiède, frotté d'eau de Cologne, admiré dans le miroir. « Cré diable que c'est beau, la bête humaine ! s'écriait-il parfois dans la salle de bains. Valia, je suis beau, moi aussi ! » Elle accourait, ils s'embrassaient devant la glace, lui nu, solidement bâti, elle demi-nue, souple, dans les plis de quelque robe de chambre à rayures éclatantes… Souvenirs assoupis aujourd'hui, pas de naguère, en vérité, d'autrefois. En ce temps-là, chef des opérations secrètes dans une région frontière de l'Extrême-Orient, Erchov traquait lui-même les espions dans la forêt, dirigeait de silencieuses chasses à l'homme, s'abouchait avec des agents doubles, frissonnait tout à coup en pressentant la balle sûre qui vous abat à travers les feuillages sans que l'on sache jamais d'où elle est venue… Il aimait sa vie, ne se sachant pas promis à un haut destin… L'eau tiède ruissela sur ses épaules. Il ne voyait de lui-même dans le miroir qu'un visage tiré, au regard inquiet sous des paupières bouffies. J'ai la tête d'un type que l'on vient d'arrêter – merde ! La porte de la salle de bains demeurait ouverte ; à côté, Valia faisait tourner un disque hawaïen, banjo, voix nègre ou polynésienne, I am fond of you… Erchov éclata :
    – Valia, fais-moi le plaisir de mettre tout de suite ce sale disque en morceaux !
    Le blues se cassa net, l'eau glacée tomba sur la nuque de l'homme comme un soulagement.
    – C'est fait, Sima chéri. Et je déchire le coussin jaune.
    – Merci, dit-il en se redressant. Tu es aussi bonne que l'eau glacée.
    L'eau glacée vient de dessous les neiges. Les loups s'y abreuvèrent quelque part.
    Ils se firent apporter des sandwiches et du vin mousseux dans la chambre à coucher. Malaise dissipé : il n'y fallait point penser de peur qu'il ne revînt. Peu de tendresse entre eux, mais l'intime familiarité de deux corps intelligents, très propres, qui se plaisaient profondément.
    – Veux-tu que nous fassions du ski demain ? demanda Valia, et ses yeux étaient larges, larges ses narines.
    Il faillit renverser la petite table basse, devant eux, tant le mouvement qui le jeta vers la porte fut prompt. La porte, il l'ouvrit vivement et il y eut un léger cri de femme dans le corridor

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