L'affaire Toulaév
ça… Moi-même, malgré les années… Oui, oui… Reposez-vous bien, camarade Erchov… Caucase, pays magnifique, le joyau de l'Union… Kennst du das Land…
Erchov secoua fortement une main vaseuse, reconduisit Popov jusqu'à la porte, referma cette porte, s'arrêta au milieu du cabinet, tout à fait désemparé. Rien ne lui appartenait plus ici. Quelques minutes d'un entretien hypocrite avaient suffi pour le dessaisir des leviers de commande. Qu'est-ce que cela signifiait ? Le téléphone grinça. Gordéev demandait à quelle heure convoquer les chefs de service pour la conférence projetée ?
– Venez prendre mes ordres, dit Erchov, se maîtrisant mal ; non, ne venez pas. Pas de conférence aujourd'hui…
Il but un grand verre d'eau glacée.
Il cacha à sa femme que, ce brusque congé, il le prenait par ordre. À Soukhoum, au bord d'une mer inimaginablement bleue, dans des sites luxueux de plein été, sous les palmiers, les plis rigoureusement secrets de l'information lui parvinrent bien pendant six jours puis cessèrent d'arriver ; il n'osa pas les réclamer mais s'attarda au bar du club avec des généraux taciturnes qui revenaient de Mongolie. Le whisky leur faisait une âme commune, brûlante et pesante. L'annonce de l'arrivée d'un membre du Bureau politique dans une villa voisine plongea Erchov dans la panique. Si ce personnage affectait d'ignorer la présence ici du haut-commissaire ?
– Nous partons pour la montagne, Valia.
L'auto grimpa une route en lacets, sous un soleil de feu, entre les rocs éclatants de lumière, les ravins, l'immense coupe en émail fondu de la mer. L'horizon de mer montait de plus en plus haut, d'un bleu aveuglant. Valia commençait à vivre dans la peur. Elle devinait une fuite, mais dérisoire, impossible.
– Tu ne m'aimes plus ? demanda-t-elle enfin à Maxime entre ciel, mer et roches, dans l'air pur des douze cents mètres d'altitude.
Il lui baisa le bout des doigts, ne sachant plus s'il était encore capable de la désirer avec ce trouble nauséeux dans l'âme.
– J'ai trop peur pour penser encore à l'amour… J'ai peur, c'est idiot. Non, j'ai raison d'avoir peur, je suis en train de périr à mon tour…
La vue des roches sur lesquelles ruisselait le soleil fatiguait délicieusement – et la mer, la mer !
Si je dois périr, que je jouisse au moins de cette femme et de cet azur !
Ce fut une idée courageuse. Il embrassa goulûment Valia, bouche à bouche. La pureté des paysages les pénétrait tous les deux d'un ravissement pareil à de la lumière. Ils passèrent trois semaines dans un chalet des hauteurs. Un couple d'Abkhases vêtus de blanc, l'homme et la femme également beaux, les servaient en silence. Ils s'endormaient sur une terrasse, en plein air, sous d'épaisses couvertures, leurs corps enveloppés de soie, réunis après l'amour par la contemplation des étoiles. Valia dit une fois : « Regarde, chéri, nous allons tomber vers les étoiles… » Un peu de vrai repos vint ainsi à l'homme travaillé par deux pensées, l'une rationnelle, rassurante, l'autre masquée, perfide, suivant ses propres chemins obscurs, tenace comme une carie. La première se formulait clairement : Pourquoi ne m'écarteraient-ils pas des affaires, le temps de régler cette embêtante histoire dans laquelle je me suis laissé empêtrer ? Le chef s'est montré bien disposé envers moi. Après tout, ils n'ont qu'à me renvoyer à l'armée. Je ne porte ombrage à personne, n'ayant point de passé. Si je demandais à repartir pour l'Extrême-Orient ? – L'autre, l'insidieuse, murmurait : Tu sais trop de choses, comment pourraient-ils admettre, eux, que tu ne les diras jamais ? Tu dois disparaître comme ceux qui t'ont précédé. Ceux qui t'ont précédé ont connu ces besognes, ces indices, ces inquiétudes, ces doutes, ces espérances, ces congés, ces fuites insensées, ces retours résignés, et on les a fusillés. « Valia, criait tout à coup Erchov, viens à la chasse ! » Il entraînait Valia dans de longues escalades, jusqu'à des sites inaccessibles d'où tout à coup la mer se révélait, bordant une carte immense : et des promontoires, des rocs, dévorés par la clarté, s'avançaient dans l'éloignement vers le large. « Regarde, Valia ! » Un bouquetin apparu au sommet d'une pointe de rocher, surplombant des éboulis dorés, se détachait en plein azur, immobile, les cornes dressées. Erchov passa la carabine à Valia qui épaula doucement, les bras nus ;
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