L'affaire Toulaév
des gouttelettes de sueur brillaient sur sa nuque. La mer remplissait la coupe du monde, le silence régnait sur l'univers, il y avait en plein ciel la fine silhouette vivante d'une bête dorée… « Vise bien, murmurait Erchov dans l'oreille de sa femme ; et surtout, chérie, manque-le… » Le canon de la carabine monta avec lenteur, monta, la nuque de Valia se renversa : quand l'arme se trouva pointée vers le zénith, le coup partit. Valia riait, les yeux pleins de ciel. La détonation s'évanouit, réduite à un mince déchirement. Le bouquetin tourna sans frayeur sa tête effilée vers ces lointaines formes blanches, les considéra un court moment, plia les jarrets, bondit gracieusement vers la mer, disparut… C'est en rentrant, ce soir-là, qu'Erchov reçut un télégramme qui le rappelait d'urgence à Moscou.
Ils partirent en wagon spécial. Le deuxième jour du voyage, le train s'arrêta dans une station perdue, au milieu des champs de maïs enneigés. Une accablante grisaille obscurcissait l'horizon. Valia fumait, un livre de Zostchenko entre les mains, légèrement boudeuse… « Quel intérêt trouves-tu, lui avait-il dit, à cet humour triste qui nous calomnie ? »… Elle venait de répondre d'un ton hostile : « Tu ne fais plus que des raisonnements officiels… » Le retour à la vie coutumière les énervait déjà. Erchov parcourait les journaux. L'officier de service vint lui dire qu'on l'appelait au téléphone, à la station, le fil direct ne pouvant être branché sur le wagon spécial, par suite d'une avarie. Erchov se rembrunit :
– À l'arrivée, vous infligerez huit jours d'arrêts au chef du matériel. Les téléphones des wagons spéciaux doivent fonctionner irré-procha-blement. Vous avez compris ?
– Bien, camarade haut-commissaire.
Erchov passa son manteau couvert des insignes du pouvoir le plus haut, descendit sur le quai de planches de la petite station tout à fait déserte, observa que la locomotive ne remorquait que trois wagons, marcha à grandes enjambées vers la seule maisonnette blanche qui fût visible. L'officier de service le suivait respectueusement, à trois pas. Sûreté contrôle des chemins de fer. Erchov entra, salué par plusieurs militaires au garde-à-vous.
– Par ici, camarade chef, lui dit l'officier de service, bizarrement rougissant.
Dans la chambrette du fond, surchauffée par un poêle en fonte, deux gradés se levèrent à son entrée, mus par les ressorts de la discipline, un grand maigre, un petit gros, glabres tous les deux et de haut rang. Erchov, légèrement surpris, leur rendit le salut. D'un ton bref :
– Le téléphone ?
– Nous avons un message pour vous, répondit évasivement le grand maigre, qui avait un visage allongé, desséché et des yeux gris tout à fait froids.
– Quel message ? Donnez.
Le grand maigre tira de son portefeuille une mince feuille de papier portant quelques lignes dactylographiées.
– S'il vous plaît.
« Par décision de la conférence spéciale du Commissariat du Peuple à l'Intérieur… en date du… concernant l'affaire n° 4.628 g… mettre en état d'arrestation préventive… ERCHOV, Maxime Andréevitch, quarante et un ans… »
Erchov, pris d'une sorte de crampe à la gorge, trouva quand même la force de relire un à un tous ces mots, d'examiner le sceau, les signatures : Gordéev, contresigné Illisible, les numéros d'ordre…
– Personne n'a le droit, dit-il absurdement au bout de quelques secondes, je suis…
Le petit gros ne le laissa pas achever.
– Vous ne l'êtes plus, Maxime Andréevitch, vous avez été relevé de ces hautes fonctions par décision du Bureau d'organisation…
Il parlait avec une déférence onctueuse.
– J'ai la copie. Veuillez me remettre vos armes…
Erchov déposa sur la table, qui était couverte de toile cirée noire, son revolver d'ordonnance. En cherchant dans la poche arrière de sa culotte le petit browning de réserve qu'il y portait de coutume, l'envie lui vint de s'envoyer une balle dans le cœur, et il ralentit imperceptiblement ses mouvements, et il crut se composer un visage impassible. Le chamois doré sur l'aiguille des roches, entre mer et ciel. Le chamois doré menacé par le fusil du chasseur ; les dents de Valia, sa nuque renversée, l'azur… Tout est fini. Les yeux transparents du grand maigre ne se détachaient pas des siens, les mains du petit gros se saisirent doucement de la main du haut-commissaire pour recevoir le browning. Une
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