L'affaire Toulaév
insisté.
Roublev crut discerner qu'elle le regardait avec une enfantine sympathie d'être faible, propre et bon.
– Comment allez-vous, camarade Andronnikova ? Avez-vous trouvé des tissus à la coopé du Kouznetski-most ?
– Oui, je vous remercie, Kiril Kirillovitch, dit-elle et une effusion contenue nuança sa voix.
Il décrocha sa pelisse au portemanteau et, tout en s'habillant, plaisanta sur l'art de vivre.
– On guette la chance, camarade Andronnikova, pour les autres et pour soi… Nous vivons dans les jungles de la période de transition, n'est-ce pas ?
« C'est un art dangereux que d'y vivre », pensa la femme aux cheveux blancs, mais elle se contenta de sourire, plutôt des yeux que des lèvres. Croyait-il vraiment, cet homme singulier, érudit, pénétrant, épris de musique, à la « double période de transition du capitalisme au socialisme et du socialisme au communisme » sur laquelle il avait publié un livre au temps où le parti lui permettait encore d'écrire ? La citoyenne Andronnikova, soixante ans, ci-devant princesse, fille d'un grand politique libéral (et monarchiste), sœur d'un général massacré en 1918 par ses fantassins, veuve d'un collectionneur de tableaux qui n'avait vraiment aimé de sa vie que Matisse et Picasso, privée du droit de vote en raison de ses origines sociales, vivait d'un culte intime voué à Wladimir Soloviev. Le philosophe de la sagesse mystique, s'il ne l'aidait pas à comprendre cette variété d'hommes étrangement têtus, durs, bornés, dangereux, dont quelques-uns pourtant avaient des âmes d'une richesse inconnue – les bolchéviki –, fortifiait chez Andronnikova, à leur égard, une indulgence mêlée depuis peu de compassion secrète. S'il ne fallait pas aimer aussi les pires, y aurait-il place ici-bas pour l'amour chrétien ? Si les pires n'étaient pas quelquefois très proches des meilleurs, seraient-ils vraiment les pires ? Andronnikova pensa : « Ils croient sûrement ce qu'ils écrivent… Et peut-être Kiril Kirillovitch a-t-il raison. Peut-être est-ce en effet une période de transition… » Elle connaissait les noms, les visages, l'histoire, la façon de sourire, la façon d'endosser la pelisse de plusieurs grands personnages du parti disparus récemment, ou fusillés au cours de procès incompréhensibles. Ils étaient bien les frères de celui-ci ; ils se tutoyaient tous entre eux ; tous parlaient de période de transition, sans doute étaient-ils morts aussi parce qu'ils y croyaient… Andronnikova veillait sur Roublev avec une anxiété presque douloureuse, sans qu'il pût le deviner. Elle répétait le nom de Kiril Kirillovitch dans ses oraisons mentales du soir, avant de s'endormir, bordée jusqu'au menton comme à seize ans. La chambrette était minuscule, pleine de choses fanées, de vieilles lettres dans des coffrets, de portraits de beaux jeunes gens, cousins et neveux enterrés pour la plupart nul ne savait où, dans les Carpathes, à Gallipoli, sous Trébizonde, à Yaroslavl, en Tunisie. Deux de ces aristocrates survivaient vraisemblablement, l'un garçon de restaurant à Constantinople, l'autre, sous un faux nom, conducteur de tramways à Rostov. Mais quand Andronnikova réussissait à se procurer un thé passable et un peu de sucre, elle éprouvait encore un certain contentement de vivre… Pour se donner une minute d'entretien chaque jour avec Roublev, elle avait imaginé de rechercher des tissus, du papier à lettres, des vivres rares dans les magasins, et de lui confier ses embarras. Roublev, qui parcourait volontiers les rues de Moscou, entrait dans les magasins, pour la renseigner.
Prenant plaisir à respirer l'air froid, Roublev rentrait à pied par les boulevards blancs. Grand, maigre et d'épaules larges, il commençait à se voûter depuis deux ans, non sous le poids des années, mais sous celui plus lourd de l'inquiétude. Les gamins qui se poursuivaient en patinant sur le boulevard connaissaient sa vieille pelisse déteinte aux épaules, son bonnet d'astrakan enfoncé jusqu'aux yeux, sa barbe grêle, son grand nez osseux, ses épais sourcils, la serviette rebondie qu'il portait sous le bras. Roublev les entendait crier sur son passage : « Eï, Vanka, voilà le prof Échec et Mat ! » ou bien « Prends garde, Tiomka, v'là le tsar Ivan le Terrible ! » Le fait est qu'il avait bien l'air d'un pédagogue très fort aux échecs, le fait est qu'il ressemblait aux portraits du tsar sanguinaire. Un écolier lancé
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